Il m’aura fallu du temps.

Mais j’ai enfin trouvé le courage.

C’est qu’à force de l’avoir vue des centaines de fois sur toutes les photos de la place d’armes, j’ai fini par ne plus l’imaginer ailleurs, et surtout pas à côté de chez moi.

Dans Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline écrit une phrase devenue célèbre :

« Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose ; quand on en a, mourir c’est trop. »

Quand on n’a pas d’imagination, aller voir une statue rapatriée d’Oran en 1963, ce n’est rien : on y va, on la regarde, et puis on s’en va pique-niquer. Quand on en a, c’est une autre histoire.

On a l’impression qu’un bout d’Oran s’est transplanté au milieu de nulle part.


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Alors comment aider ceux qui ne voient qu’une statue ?

Il suffit d’imaginer qu’on vient de déposer un morceau de la rue de Mostaganem au milieu des vignes. L’immeuble Roblès de ma mère par exemple.

Là, coincés entre trois voiles blancs, les gens entrent et sortent, se saluent, échangent des mots, partent au travail, accompagnent les enfants à l’école et étendent du linge au balcon.

Là, un petit morceau de la rue continue de vivre, et les gens existent vraiment, nous voient, nous saluent et nous sourient.

Là, une petite fille avec des nœuds dans les cheveux me fait bonjour de la main, et disparait dans les nuages avec Vincente.

Un lieu comme celui-ci, à l’égal de tous les monuments commémoratifs, est un lieu délimité et sacralisé.

Étymologiquement, sacré signifie « à part.«

Lorsqu’on édifie ce genre de construction, on établit un espace séparé de l’espace commun, un lieu qui n’a plus de prise avec le temps, un lieu qui se défend contre la mort.

Cette main qui écrit sur trois pages blanches perdues au coeur des vignes est-elle autre chose qu’une main qui tente de retenir la vie jusqu’à son dernier souffle ?

On peut se rappeler Sidi-Brahim et le Capitaine Dutertre, le 23 septembre 1845, on peut tout aussi bien en faire l’étendard de tous les chasseurs du monde, si la phrase reste et traverse le temps, c’est qu’elle est davantage qu’un étendard de combattants, elle est une voix universelle.

« Camarades, défendez-vous jusqu’à la mort. » Emblème de toutes les vies, s’il en fallait.

Je ne sais pas si j’ai senti Oran en m’approchant de la statue.

Mais il suffit de regarder le visage de cette « France » pour être pris par son regard et craindre qu’elle tourne la tête pour demander : « mon garçon , que fais-tu là ?«

Prendre des photos permet de se cacher derrière un paravent.

J’en ai donc pris quelques-unes, comme on écrit des lignes, pour ne pas perdre la mémoire et en cherchant l’angle adéquat.

Mais quel est l’angle d’une statue qui tente de retenir la vie sur des pages blanches ?

J’ai photographié sous tous les angles. Et puis j’ai regardé. Recadré. Retouché. Coloré. Décoloré. Assombri. Éclairci.

J’ai mieux compris le besoin des arrangements de Maurice Furic. On cherche à retrouver quelque chose qui se dérobe. Le « réel » est impuissant.

On peut toujours tourner les photos dans tous les sens, les retoucher ou pas, l’essentiel fuit.

Probablement le temps.

Insaisissable.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

*

NB : Voir l’article sur la Koubba de Sidi-Brahim.



 

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