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GUÉRIR A ORAN (un texte publié en mai 2016 dans la revue du diocèse d’Oran « Le lien » et republié sur Facebook quelques jours plus tard)

 

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Je suis né en 1969 à Nancy et toute ma famille était d’Oran.

Je n’ai pas connu l’Algérie française, je n’ai pas de regret, de souvenir, de tristesse ou de nostalgie, je suis un Français métropolitain classique ; j’habite Bordeaux, j’ai deux filles que j’adore, j’enseigne les sciences tout en développant parallèlement une activité professionnelle qui tourne autour de l’écriture et de l’autoédition ; en bref – et en apparence – je vis normalement ma vie de Français à l’intérieur des limites de l’hexagone. Tout va bien. Rien à signaler.

Alors quoi ?

Qu’a-t-il bien pu se passer pour que j’éprouve le besoin de venir découvrir ce pays un jour d’avril 2014, puis que je décide d’y revenir une seconde fois en avril 2016 ?

Qu’a-t-il bien pu se passer pour que je me souvienne seulement à 40 ans que ma mère, mon père, leurs parents et leurs grands-parents, arrivaient de Là-bas, de cet autre côté de la Méditerranée si cher à leur cœur, de cette ville enfouie sous des tonnes de souffrance ravalée ?

Qu’a-t-il bien pu se passer pour que j’oublie aussi radicalement qu’une partie de mon âme se trouvait aussi en Algérie, du côté de l’Oranie ?

Moi qui n’ai rien connu de ce pays.

Lorsqu’en juin 2012, je dis à mon père que je tiens un blog sur Oran, il me regarde bizarrement et me dit : « pourquoi tu veux remuer toutes ces vieilles histoires ? À quoi ça rime ? Il n’y a plus rien ». Je souris et je lui réponds : « Tu veux qu’on s’intéresse à ton histoire, et quand tes enfants s’y intéressent, tu ne comprends pas ? C’est étrange ».

Parce que la relation des Français d’Algérie à leurs enfants est étrange. Et que la relation des enfants de Pieds-Noirs à leurs parents l’est tout autant. Le malentendu est abyssal. Un malentendu qui a fait des ravages à l’intérieur de beaucoup de familles, à commencer par la mienne. Je n’entrerai pas dans les détails ici parce que ce n’est pas le lieu, mais les relations sont longtemps restées conflictuelles, complexes, quasi insolubles, avec deux manières de regarder le monde incapables d’entrer en contact. Toujours le conflit. Ou le silence.

Et puis, en février 2009, ma mère meurt.

Tout bascule.

Oran remonte peu à peu à la surface de ma conscience, je comprends que le verrou maternel vient de sauter, j’ai faim d’histoire. Le silence de ma mère ne pèse plus ; j’écris à mon père et je lui demande si je peux venir avec un dictaphone pour discuter de l’Algérie. J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé, je dois savoir d’où j’arrive, maintenant. Deux longs entretiens enregistrés précéderont donc ma recherche sur Oran qui ne débutera réellement qu’en avril 2012 avec le blog.

Mais je n’ai pas uniquement besoin de cela, je veux aussi le contact avec les Algériens.

Je veux les entendre parler, les voir vivre, regarder leur ville, comprendre le pays. Je ne conçois pas de me plonger dans le passé sans regarder aussi le présent. Je dois découvrir à la fois la ville ancienne et la ville nouvelle ; ma recherche ne peut pas prendre fin en 1962, ça n’aurait aucun sens. Je veux savoir à quoi ressemblait l’Algérie française et je veux aussi savoir à quoi ressemble l’Algérie actuelle. Les deux sont indissociables en moi. Ce n’est pas seulement une recherche familiale, mais bien davantage, une recherche identitaire, un socle. Cette terre fait partie de mon corps ; je ne l’ai pas connue, mais elle est là, dans mes tripes.

Donc je décide de plonger dans le monde pied-noir pour entendre une parole qui n’a pas beaucoup de place dans l’espace public et je prends contact avec beaucoup de monde. Mais je plonge aussi dans l’Oran actuelle par l’intermédiaire d’Internet et je fais connaissance avec de nombreuses personnes. Je vais plusieurs fois à Nîmes au rendez-vous annuel de tous les anciens Oranais pour y rencontrer des gens qui m’ont aidé à reconstituer une partie du quartier historique de la Marine d’un côté, et de l’autre, je tisse de plus en plus de liens avec les Algériens d’Oran qui m’envoient des photos de lieux familiaux, d’endroits emblématiques de la ville, d’activités culturelles organisées par des associations.

En résumé, je découvre, j’étudie, j’avale, et je digère Oran pour tenter d’en reconstituer une géographie la plus juste possible : je construis des racines. Je comble l’espace créé par la rupture de 62, je retisse des liens.

Mais je ne suis pas encore guéri. Une verrue plantaire me démange…

Je vais voir un médecin généraliste homéopathe en juin 2013, et au détour de la discussion, je lui parle de ma quête identitaire. Il me regarde et m’annonce très sérieusement : « Les pieds, ce sont les racines. Vous êtes en train de nettoyer votre corps. Ce qui est éliminé sort par la voûte plantaire ».

Bon. Je ne suis pas un grand adepte de ce genre d’explication, mais elle me reste en tête, et les mois passant, je sens monter en moi le besoin de faire le voyage. Tout le reste, l’histoire, Nîmes, la famille, je connais, il ne me manque plus qu’Oran, et tout savoir d’une ville sans jamais l’avoir vue fait désordre… Il est évident que je dois maintenant me confronter à la terre, ce sera pour avril 2014.

C’est là qu’un petit miracle se produit : fin mars, je récupère mon visa au Consulat algérien de Bordeaux, et le soir même, je commence à sentir des choses bizarres sous mon pied… Je jette un œil et je commence à douter. Le lendemain, je doute encore un peu. Deux jours plus tard, je ne doute plus. Le troisième jour, c’est fini. Plus rien : la verrue plantaire que je traînais depuis des années a disparu.

La surprise de l’année ! Sans compter le soulagement physique.

Quatre jours plus tard, je pose mon pied guéri sur la terre d’Oran et je passe dix jours merveilleux, accueilli par tout le monde.

Je suis pris en charge comme un prince, invité chez les uns et les autres, promené partout sur les lieux de ma famille et ailleurs, présenté à des tas de gens, c’est un tourbillon de bienveillance régénératrice. L’Algérie s’ouvre à moi et me reçoit sans retenue. J’entends partout des « bienvenue chez toi », on me prend, on m’embrasse, on me fait voir tout ce que je veux voir, on me fait manger, dormir, voyager à travers l’Oranie, en un mot : on me guérit.

De quoi, je ne sais pas, mais on me guérit.

J’en profite pour aller voir Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, afin de le remercier de m’avoir ouvert les portes du cimetière chrétien de la ville où se trouvent mes ancêtres (ce sont les élections présidentielles à l’époque et il faut une autorisation) et je lui fais part du besoin des enfants de Pieds-Noirs de reprendre contact avec l’Algérie, parce que je sais que je ne suis pas le seul dans ce cas. J’ai suffisamment discuté avec les personnes de mon âge pour m’en convaincre.

Je tombe sur un homme exceptionnel qui comprend instantanément de quoi je parle et qui en fera même une partie de son discours à Nîmes, l’année suivante, devant un parterre de milliers de Pieds-Noirs : « Les enfants ont aussi besoin de l’Algérie, elles sont leurs racines, même s’ils n’ont pas connu l’Algérie d’avant 62 ». Il me fait comprendre que je peux venir à l’évêché d’Oran quand je veux, que je serai toujours le bienvenu, et qu’il faut continuer de travailler dans ce sens.

Avril 2016, je ne peux m’empêcher de revenir, attiré comme un aimant.

Rebelote : même réception extraordinaire. Invitations multiples à droite et à gauche. Logé à l’évêché, je suis libre comme l’air, et je pars à la conquête de la ville ; cette fois-ci, je veux me promener seul dans les rues, me sentir comme chez moi, ça fait sourire mes amis algériens ; ils sont contents de voir que je me débrouille comme un grand maintenant. Ce n’est que du bonheur. Il n’y a pas de mot pour décrire le bien-être intérieur qui m’envahit lorsque je marche dans les rues d’Oran. L’état catastrophique des trottoirs n’a aucune importance, je respire enfin, je suis au centre de moi-même. Libre.

Un soir de la semaine, je rentre à l’évêché, et Jean-Paul Vesco m’appelle du fond de son bureau. Il m’a entendu dans les escaliers. Cet homme est à l’écoute et veut discuter : il y a quelque chose à faire pour les enfants de Pieds-Noirs qui désirent connaître l’Algérie.

Oui, c’est sûr… Mais comment le faire ? Je doute. Je doute toujours de toute façon.

Mais lui non :

« Ne te pose pas de questions Paul, c’est très simple, les Algériens sont en demande, de toute façon. Tu prends un petit groupe, tu fais des rencontres, tu verras, ça va se faire très simplement. Ensuite, tu fais un bilan, tu regardes ce qui s’est bien passé et ce qui n’a pas marché, puis tu ajustes la fois suivante ».

Il a sûrement raison. Il faut juste que je me lance.

Je le ferai en avril 2017. Un petit groupe de sept ou huit enfants de Pieds-Noirs dont je connais déjà le désir profond de découvrir l’Algérie, mais qui n’osent pas franchir le pas. Et puis advienne que pourra. Si j’attends d’être sûr que chacun puisse vivre ce que j’ai connu, on risque d’attendre longtemps, or les besoins sont là. Bien réels.

D’autant qu’il suffit de peu de choses en fin de compte.

L’expérience m’aura offert cette petite vérité insoupçonnable : si tu veux guérir du mal invisible qui se manifeste sous tes pieds, il suffit d’entendre l’Algérie te chuchoter dans le creux de l’oreille : « tu peux venir ».

Et tu seras guéri.