Pêcheur oranais en train de réparer ses filets – Image extraite du film « sortie scolaire sur la Corniche » de François Salvador.

Il y a une phrase que j’aime beaucoup :

« Le pêcheur napolitain de Kébir ou espagnol d’Oran a conscience de faire partie d’un petit noyau qu’il considère comme une élite, et auquel il essaie de conserver toute sa pureté originelle. »

(Pierre Merlin – Les pêcheurs de Mers el-Kebir – 1960)

Les Français d’Algérie n’aiment pas beaucoup ce qu’on appelle les « élites » parce qu’ils les rattachent bien souvent aux élites intellectuelles françaises des années 50 qui ne les ont pas ménagés.

Or, si l’on ouvre un dictionnaire comme celui du CNRTL, on trouve beaucoup d’élites très différentes les unes des autres, et une élite de pêcheurs peut aussi bien s’appréhender à partir de la définition suivante :

« Ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble composé d’êtres ou de choses ; produit d’une élection qui, d’un ensemble d’êtres ou de choses, ne retient que les meilleurs sujets. »

La notion de « meilleur » conduisant toujours à des catastrophes, je vais plutôt lui substituer celle de « origine » : ce qu’il y a de plus originel dans un ensemble composé d’êtres ou de choses. Et encore faut-il être prudent, on dira plutôt, ce qui se considère comme étant le plus originel.

Alors le plus originel par rapport à quoi ? et par rapport à qui ?

A priori, on parle ici de pêche, et il s’agira surtout d’évoquer les Italiens et les Espagnols qui la pratiquent de longue date, du côté de Mers el-Kebir pour les premiers, et du côté d’Oran pour les seconds.

Le vieux port de Mers el-Kebir (source merselkebir.org)

« On ne saurait affirmer qu’il n’y a que des pêcheurs d’origine espagnole à Oran ou napolitaine à Mers el-Kébir, bien que cette impression soit celle que donne un premier examen.

Impression confirmée par les pêcheurs eux-mêmes qui prétendent avoir tous la même origine. Un pêcheur de Kébir nie la présence de collègues d’origine espagnole dans son port et l’inverse à Oran. »

Il y a un peu de mélange bien sûr, mais la minorité espagnole de Mers el-Kébir va se mettre à l’italien, tandis que la minorité italienne à Oran va se mettre à l’espagnol.

En résumé, on a une sorte de Roméo et Juliette de chaque côté du Murdjajo :

« C’est la raison pour laquelle il n’y eut longtemps aucun mariage mixte. »

*

On vit à peu près de la même manière dans les deux baies, mais on ne se mélange pas, et surtout, on considère qu’on est les seuls à savoir pêcher.

Le rapport à la modernité est radicalement différent :

Oran est ouvert

« Les pêcheurs oranais sont beaucoup plus accessibles au progrès. Après 1936, ils ont adopté la popa mona, plate-forme construite à l’arrière des lamparos et facilitant le halage des filets.

Ensuite ils ont été les premiers à expérimenter le ring-net en 1949 puis en 1957 et se sont maintenant presque tous lancés dans cette méthode comme dans l’emploi de la pêche au feu.

C’est en grande partie grâce à eux, et dans une moindre mesure aux autres groupements de pêcheurs d’origine espagnole (Arzeu, Mostaganem) que l’Oranie doit d’être en avance dans ce domaine, d’avoir des embarcations qui sont capables d’aller pêcher plus loin. »

Partie occidentale du port d’Oran – Le vieux port est le petit bassin Sud-Ouest. Les bateaux de pêcheurs en occupent la partie Sud. Cette photo étant prise au printemps et en début d’après-midi, les chalutiers sont en mer et leur place est déserte. Lamparos, Ring-nets et petits métiers le long des môles – La nouvelle pêcherie est le grand bâtiment situé le long du quai, face à l’emplacement des chalutiers. Vers l’Ouest, tunnel et premières pentes du Djebel Santa-Cruz. Au Nord-Ouest, petite presqu’île du Fort Lamoune. (source : Pierre Merlin – Les pêcheurs de Mers-el-Kebir)

Mers el-Kébir est fermé

« Les pêcheurs napolitains de Mers el-Kebir sont très routiniers et refusèrent longtemps toute nouveauté.

Ils n’adoptèrent pas la popa mona, ou seulement avec vingt ans de retard. Ils luttèrent contre la pêche au feu, puis avec acharnement contre le ring-net.

Heureusement, devant les succès remportés par ce dernier, quelques armateurs se sont lancés dans l’armement d’embarcations spéciales plus importantes (le Marc-Francis, puis l’Alain-Marcelle, le plus important sardinier d’Algérie en 1959 ; le Sainte-Marie et le France en 1960).

Cette mentalité routinière des pêcheurs de Mers el-Kebir n’a pas que des caractéristiques négatives, en ce qui concerne la pêche : car les pêcheurs de Kebir sont les seuls à pratiquer toutes les méthodes, choisissant au jour le jour, selon les conditions du moment.

La bonitière, le sardinal en particulier, ne sont plus guère utilisés que par eux.

Et cette tendance à employer toujours les mêmes méthodes fait d’eux un groupement de pêcheurs qui ont le sens inné de la pêche, beaucoup plus que ceux d’Oran, et certains n’hésitent pas à prédire un temps où les pêcheurs de Mers el-Kebir auront été délogés par l’Amirauté et réinstallés à Oran, et constitueront avec leurs collègues de Chifïalo, également d’origine napolitaine, un des principaux groupes de pêcheurs européens d’Algérie pour la pêche à la sardine. »

Site et port de Mers-el-Kébir – Le petit port de pêche est situé vers le centre de la photo, au sud des deux grands môles qui s’avancent vers l’Est et au Sud-Est du village de Saint-André de Mers-el-kébir. Une petite digue le protège. La presqu’île de Mers-el-Kébir, au Nord, franchement orientée vers l’Est, est occupée par un fort, et les jetées de la base navale abritent remarquablement la rade. On remarque un peu partout les travaux d’aménagement de la base navale, au Nord et au Sud-Est en particulier. Terrains Andreoli et Molinari au Sud-Ouest du port de pêche (source : Pierre Merlin – Les pêcheurs de Mers-el-Kebir)

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Le texte de Pierre Merlin sur les pêcheurs de Mers el-Kebir et d’Oran fait trente pages.

C’est un document à conserver dans toutes les bibliothèques pieds-noirs et autres, parce qu’il décrit d’une façon extrêmement simple et détaillée ce qu’était la vie des pêcheurs de la Marine, et pas seulement en haute mer.

Il y a par exemple une très belle description de la Calère.

« La Calère, est certainement le plus pittoresque. Ce petit quartier construit sur un terrain en très forte pente qui ne laisse qu’une seule issue possible : la descente vers la rue de l’Arsenal et le quartier de la Marine qui s’étend en contre-bas.

Une ruelle de la Calère (Galerie JC Pillon sur Oran des années 50)

Cette descente s’effectue le long de ruelles de deux mètres de large environ, en escalier, construites selon la ligne de plus grande pente, dans lesquelles débouchent des ruelles perpendiculaires.

Aucune voie carrossable sauf à la périphérie : rue de l’Arsenal en bas, place Weldsford en haut. 

Les ruelles étroites donnent une impression de saleté et de misère. Les eaux souillées circulent au milieu, comme dans nos villes médiévales. De temps en temps, à un carrefour, une pompe à eau rappelle que l’eau courante n’existe pas.

Des vêtements séchant au soleil apparaissent partout.

Des femmes font la lessive dans la ruelle même, dans une bassine qu’on transporte à bras. De vieilles femmes, vêtues de noir tricotent ou bavardent, assises sur une chaise ou sur le pas de la porte.

La première impression est celle d’une misère profonde.

Mais on apprend que la plupart des maisons possèdent l’électricité et, sinon le gaz courant, le gaz en bouteille.

On aperçoit des intérieurs qui ne sont pas misérables.

Et un coup d’œil d’un point de vue élevé sur l’ensemble du quartier révèle, sur les terrasses plates des maisons, à côté des nasses et des filets, de nombreuses antennes de télévision.

Une visite, un samedi soir ou un dimanche après-midi, permettra de voir plusieurs jeunes filles vêtues de robe de grande confection et de chaussures achetées dans un des plus grands magasins de la ville, dont les prix ne le cèdent en rien aux maisons les plus célèbres de Paris.

Ce quartier de la Calère a longtemps été presque exclusivement un quartier espagnol, le quartier des pêcheurs par excellence.

Oran – La Calère actuelle (source Le coin de Pierre Galy)

Mais depuis vingt ans [l’article date de 1960, donc il faut comprendre « depuis 1940 »] les Européens voient chaque jour arriver de nouvelles familles musulmanes, surtout dans la partie haute du quartier, et ils se ressèrent en bas, près de la Marine, et surtout au Nord. 

Les Musulmans sont maintenant environ la moitié. Quant aux Européens, ils ne sont plus tous pêcheurs. [C’est la lente substitution des Espagnols par les Musulmans, que décrit déjà René Emsalem dans son document, substitution entièrement achevée autour de 1960 dans le quartier des Planteurs].

Mais le quartier a gardé l’aspect qu’aurait un vieux quartier misérable d’une ville espagnole. Les noms de rues sont là, — outre les femmes vêtues de noir, et la langue espagnole presque seule parlée, — pour rappeler cette origine : rue de Madrid, de Malaga, d’Alicante, d’Almeria, rappelant en particulier les principales provinces de départ. »

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Je me rappelle José Bueno à Nîmes, il y a un mois, dans le coin qui rassemblait les personnes de la Marine :

« Ici, à Nîmes, il y a à peu près 200 à 300 personnes réunies pour chaque quartier d’Oran. Nous à la Marine, lors du rassemblement d’octobre, nous sommes 3000. »

Ça m’avait impressionné.

Et questionné à la fois…

Pour quelle raison la Marine était-elle à ce point surreprésentée à Nîmes ? 10 fois plus nombreux que les autres, ce n’est pas rien, et ce n’est pas facilement explicable non plus.

Il me semble aujourd’hui y reconnaître le sentiment des origines.

L’impression pour les Marineros de Nîmes d’être au cœur de la ville historique, et que si ce cœur-là devait cesser de battre un jour, c’est toute la mémoire d’une certaine Oran pieds-noirs et liée à l’Espagne (bien plus qu’à la France) qui disparaîtrait du même coup.

Le sentiment que les habitants de la Marine se perçoivent comme à part, dépositaires d’un passé que les pêcheurs eux-mêmes percevaient déjà comme sacré, terme qui sur le plan étymologique signifie à part.

Comme est à part, aujourd’hui, à Oran
Le vieux quartier rasé de la Marine.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).

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Le document de Pierre Merlin
sur les pêcheurs de Mers el-Kébir et d’Oran

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NB1 : Quelques images de pêcheurs oranais (à 2’12) dans le film de l’instituteur François Salvador.

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NB2 : Quelques photos actuelles (août 2009) de la Calère. Elles  ne sont pas là pour montrer que l’endroit est mal en point (qui ne le sait pas ?) elles cherchent à retrouver une certaine coloration, probablement jaune. Elles sont extraites du coin de Pierre Galy sur le site Oran des années 50.



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