Prosper Chetrit, dit Hajj Massoud, dernier juif d’Oran (crédit photo M. Arrif et K. Dirèche)

Il y a une date importante à Oran : 1927

En tout cas dans le monde juif.

Et encore, est-ce dans mon petit monde imaginaire à moi, celui dans lequel se trouvent deux personnages absolument incontournables : Monsieur Chouchani et Prosper Chetrit, dit Hajj Massoud, dernier juif d’Oran.

Monsieur Chouchani était un génie probablement né en Lituanie à la fin du XIXème siècle (il adorait les raisins secs et les amandes, c’est un des seuls indices permettant d’identifier ses origines) qui connaissait la Torah par cœur à trois ans, et tout le reste (Talmud, commentaires, et commentaires des commentaires) à cinq.

Il était hypermnésique.

Il se souvenait de tout. Il lisait un livre et il s’en rappelait. Ce qui ne suffit pas à rendre intelligent (il y a beaucoup de petits prodiges de la mémoire dans les écoles rabbiniques) mais qui aide quand même pas mal quand il s’agit de devenir un homme du Livre.

Son père le posait sur la table et lançait à la ronde : « Prononcez n’importe quel verset, il vous donnera la suite ! » Et le petit Chouchani s’exécutait.

Monsieur Chouchani (source filosofia-extravagante)

En vérité, on ne sait pas grand chose de Monsieur Chouchani parce que l’homme se faisait juif errant, rabbin à l’aspect de clochard, passant de maisons en maisons, et vivant de leçons particulières données à de futurs génies tels Emmanuel Levinas ou Élie Wiesel, futurs génies qui passeront plus tard leur vie à louer le génie véritable de leur maître Chouchani, à côté duquel ils ne sont rien.

Et je découvre au détour du livre de Salomon Malka, Monsieur Chouchani – L’énigme d’un maître du XXe siècle, que ledit Monsieur Chouchani a passé un an à Oran autour de 1926-27 (même si d’autres témoignages évoquent 1929). C’était avant son arrivée à Strasbourg, au début des années 30, date à laquelle on suit un peu mieux sa trace en Europe, même si rien ne sera jamais simple en la matière. L’homme est insaisissable.

1927 à Oran, pour moi, c’est l’inauguration du Monument aux morts au niveau du Square du Souvenir. Je devrais dire « c’était », parce que depuis peu, c’est devenu Chouchani dans une synagogue, en pleurs devant les rouleaux de la Torah.

Seul témoignage de son passage dans la ville, passage qui dure tout de même un an, et qu’Abraham Deutsch, ancien grand Rabbin de Strasbourg, évoque rapidement, sans dire grand-chose de plus sur l’homme, parce que s’il reconnait ses incroyables qualités de talmudiste, le personnage lui déplaît.

C’est tout ce qu’on sait de Chouchani à Oran, en 1927.

Un génie juif qui décide de rester toute une année dans une ville dirigée par le Docteur Molle, antisémite notoire et actif, « rénovateur de l’antisémitisme algérien de l’entre-deux-guerres », l’affaire est juste incompréhensible.

Mais peut-être pas davantage que l’existence dans la ville, il y a encore quelques années, du « dernier juif d’Oran ».

Je ne pensais même pas qu’une idée comme « le dernier juif d’Oran » puisse exister quelque part. Je crois que c’est sur Facebook que Brahim Z. m’en a parlé pour la première fois. Je suis tombé des nues. Je n’arrivais pas à me représenter la scène : il y avait donc quelque part, dans la ville, un bonhomme qui se promenait dans les rues, et qui était « le dernier juif d’Oran ». L’expression avait un air de Fin du monde. Jusqu’à ce que je comprenne, en effet, que c’était la fin d’un monde.

Et que c’était déjà la fin de ce monde lorsque Chouchani s’est installé à Oran en 1927.

Un plan de la ville datant de 1927, histoire de se faire une idée des lieux dans lesquels se promenait Monsieur Chouchani. Noter la présence des ravins Rouina, Mina et Cressonnière bien visibles. Donc pas de Front de mer, pas de Petit Vichy non plus, mais l’usine à gaz en contrebas.

1927, c’est aussi la date de naissance de Prosper Chetrit, dit Hajj Massoud, « dernier juif d’Oran », qui ne sait pas encore qu’il va le devenir 80 ans plus tard. Il s’en doute d’autant moins qu’il naît au Maroc, dans le Tafilalet, et que c’est pour cette raison même qu’il aura l’honneur de devenir un jour le « dernier juif d’Oran ».

« Prosper-Messaoud n’a jamais été concerné par le décret Crémieux puisqu’il est toujours resté sujet marocain. L’idée d’être confondu avec un pied-noir ne lui a jamais effleuré l’esprit. Comme il n’a pas accédé à la citoyenneté française ni à ses avantages, son identité première n’a jamais été soumise à d’autres redéfinitions.

Marocain ou Algérien selon ses interlocuteurs, pouvant laisser entendre, par son surnom de Hadj, qu’il était musulman, mais juif arabe avant tout, il a traversé sa vie sans remise en question identitaire. En cela, il se démarquait de la majorité des juifs d’Algérie.

Au cours de l’été 1962, son destin ne s’est pas confondu ni scellé avec celui des pieds-noirs, en mettant fin à une présence millénaire : il s’est toujours tenu à distance de cette confusion des identités, des termes et des historicités où tout finit par se mêler dans ce qui allait devenir une impossibilité à s’identifier et à se dire. » (La bienvenue et l’Adieu)

Chouchani aussi était de nulle part.

Et entre 1940 et 1944, à Paris, il valait mieux être de nulle part. Salomon Malka raconte ce que tout le monde se transmet sur l’incroyable Monsieur Chouchani :

« On nous a raconté qu’il a été pris par les nazis pendant la guerre et emmené au quartier général de la Gestapo où il a prétendu qu’il était musulman. On a fait venir la plus haute personnalité de la mosquée de Paris pour l’examiner. Pendant plusieurs heures, il s’est entretenu avec cette personnalité sur le Coran et les textes de l’Islam. L’imam a fini par dire : « Il est plus grand que moi ! », et on l’a laissé partir. »

Se procurer le livre de Salomon Malka

Chouchani connaissait tout par cœur, et pas seulement les textes religieux, les traités mathématiques aussi bien : « il avait une photographie d’Einstein et entretenait une correspondance avec lui » dixit Jaime Wodwoz, son coiffeur, intarissable sur le génie parce qu’il a vu Chouchani tous les jours pendant des années. « J’ai vu, de mes yeux vu, des lettres signées Einstein. »

Il dresse la liste de toutes les langues que Chouchani dominait : l’hébreu, l’araméen, le yiddish, le français, l’allemand, l’anglais, l’espagnol, l’arabe, le grec, le latin, l’espéranto, le polonais.

Prosper Chetrit – Hajj Massoud, « dernier juif d’Oran »,  passera lui aussi entre les gouttes de Vichy en profitant de sa nationalité marocaine.

« La Seconde Guerre mondiale, l’instauration du régime de Vichy, et l’application des lois antijuives en Algérie le font renvoyer au Maroc où sa mère estime que les juifs sont plus en sécurité. » (La bienvenue et l’Adieu)

C’est le moins que l’on puisse dire.

Il suffit de lire la lettre de délation du Syndicat des Grossistes-colporteurs de tabacs d’Oran à Monsieur Xavier Vallat, Commissaire Général aux Questions Juives de Vichy, pour se rendre compte du danger que les Juifs courent  à Oran durant cette période. Hajj Massoud sera de retour à la libération de la ville.

En 1962, il verra tous les juifs « francisés » quitter la ville, et considèrera ce départ comme un châtiment divin, « un châtiment causé, selon lui, par leur « impiété » et leur volonté de « vouloir ressembler à tout prix à des Français ».

« La langue arabe est sa langue maternelle, celle de son identité, de sa sociabilité ; ses références culturelles et spatiales sont maghrébines et juives, à mille lieues de la culture d’assimilation française généralement attribuée aux juifs algériens.

Le judaïsme, pratiqué et vécu au quotidien, était au cœur de son identité, même si, depuis de nombreuses années, c’est seulement en compagnie de lui-même qu’il célébrait le shabbat. » (La bienvenue et l’Adieu)

Dans les années 50, Chouchani s’en va à Montevideo où il mourra en 1968, devant un parterre d’élèves, sous un arbre, et en pleine leçon talmudique, signe divin s’il en est, il n’y a que les aimés de Dieu qui sont ainsi repris.

Il savait que la tradition talmudique se perdait, puisqu’il la connaissait de bout en bout ; il n’y a rien de pire que d’être hypermnésique. Il essayait de la transmettre à des esprits différents, en Amérique du Sud, sous le soleil de l’Uruguay.

Je ne sais pas très bien ce que faisait Chouchani à Oran en 1927, et je me demande bien comment Hajj Massoud a pu rester aussi longtemps à célébrer son shabbat en solitaire, mais une chose est sûre, tous deux ont été les témoins de la disparition d’un monde.

Chouchani parce qu’il savait tout et mesurait trop facilement l’ignorance de ses contemporains ; Hajj Massoud parce qu’il n’a pas été touché par la francisation et qu’il a regardé de loin ses congénères s’occidentaliser.

Il n’y a pas que la Marine qui a été engloutie, à Oran.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

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NB : En 2010, L’Association des Israélites d’Oranie en France transmettait un court communiqué :

« Ce 18 janvier 2010, le dernier Juif vivant en Oranie depuis l’Indépendance, M. Messaoud Chetrit, est décédé à l’hôpital civil d’Oran. Gardien du cimetière juif depuis une quarantaine d’années, marocain d’origine, Messaoud n’avait jamais voulu quitter le pays où il était venu dans sa jeunesse. L’Association des Israélites d’Oranie en France l’aidait matériellement, dans le cadre de son action sociale. En 1962, il y avait à Oran, ville de 450.000 habitants, 75.000 Juifs. »

Quelques informations sur le cimetière juif d’Oran.

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Ashdod, « la petite Algérie », dans les années 60

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Le 20 décembre 2020 – Les secrets de Monsieur Chouchani (Michaël GRYNSZPAN)



 

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