M. Marcotte de Quivières se plaint :

Oran ressemble à une araignée sans corps.

C’est Eugène Cruck qui l’écrit dans son livre « Oran et les témoins de son passé », un vieil ouvrage d’un peu plus de 300 pages dans lequel il parcourt de manière assez libre le patrimoine d’Oran tel qu’on le découvre dans les années 50.

Sauf qu’à la fin du livre, il s’intéresse à des personnages qui ont traversé le vieil Oran, et notamment celui du XIXème siècle.

M. Marcotte de Quivières, par exemple, inspecteur des Finances qui séjourne à Oran au cours d’une mission, décrit la ville telle qu’il la voit en 1844, dans son ouvrage « deux ans en Afrique » :

« L’aspect d’Oran, ses habitants, leurs mœurs, leurs allures sont tous différents de ceux d’Alger. Oran, situé à la fois au bord de la mer et dans les montagnes, ressemble au premier coup d’œil à une de ces grandes araignées que l’on nomme faucheux, mais avec cette différence qu’Oran est une agglomération de pattes jetées de ci, de là, sans être réunies à un centre commun, le corps.

Oran – Lycée Lamoricière et ravin de l’oued Rouina vers 1900 – Grandes artères et petites routes, toujours en pente, entrecoupées de ravins boisés. (source geolocation)

Cette disposition ajoutée au peu d’élévation des maisons, donne à la ville une étendue beaucoup plus grande que ne le comporte le nombre de ses habitants. Les vides sont occupés par des ravins boisés, quelques ruines et de larges rampes en forme de boulevard, sans lesquelles les voitures ne pourraient circuler. A part ces rampes, les rues sont fort étroites, peu nombreuses et toujours il faut grimper ou descendre à pic. » (Cité par le Colonel Derrien)

en 1872, c’est un brillant chroniqueur du journal « L’Akhbar » (Alger), Monsieur Charles Desprez, qui vient faire un tour du côté d’Oran. Il en sortira un « très vivant récit de voyage écrit en 1872 ».

« Sa première visite est pour la promenade de Létang […] Le voici à l’extrémité Est de la promenade. De ce qu’il avait sous les yeux, il ne reste plus rien » :

« Soudain, nous dominons les premiers plans de la baie à plus de cinq cent pieds de haut : ici l’usine à gaz, là le chemin de fer que l’on s’occupe de finir ; plus près, la plage sablonneuse de Karguentah et son établissement nautique ; à nos pieds même, enfin, et découpant sur l’azur sombre des flots de ses plates-formes jaunies et ses créneaux ébréchés par le temps, le fort de Sainte-Thérèse ».

Alors vu de loin, comme ça, en carte postale ou depuis la promenade de Létang, c’est bien joli, mais vu d’en bas, la question qui se pose est très prosaïque : comment fait-on pour remonter ?

En mai 1871, seules les marchandises arrivent sur les terre-pleins du port grâce à un tunnel qui est percé sous le fort Sainte-Thérèse. Les voyageurs doivent s’arrêter au niveau de la plage de Kargentah, qui se trouve en contre-bas du ravin Aïn-Rouina, même si je ne la vois pas sur la carte postale. Je ne vois pas non plus le Lycée Lamoricière, donc on doit être avant 1871.

Petit âne en route sur le « Caminico la muerte » – Pas très rassurant.

Je ne sais pas trop comment remontaient les plagistes de Kargentah, sûrement à pied puisque les premiers omnibus traînés par deux chevaux font leur apparition en 1881, ou peut-être à dos d’ânes, ces premiers « taxis » oranais (plus exactement à pied, à côté…)

Ce n’est pas moi qui le dis, mais Eugène Cruck, dans une note de bas de page :

« Pendant longtemps, les petits ânes algériens ont rendu d’inappréciables services aux Oranais, alors que les moyens de transport faisaient défaut pour les promenades hors de la ville.

Ces modestes animaux, doux et tranquilles, philosophes désabusés, se nourrissaient de peu ; de simples chardons poussant dans les fossés des vieux chemins… En bref, de remarquables, économiques et sympathiques  quadrupèdes.

On savait les trouver toujours en certains points de la ville, par trois ou quatre, portant à cheval sur le dos deux énormes coussins en alfa destinés aux paquets encombrants.

Le dimanche, ils étaient loués, avec leurs propriétaires, par les familles qui se rendaient, pour la journée, dans la forêt des Planteurs ou sur le plateau du Marabout. Ils transportaient à la fois les paniers de victuailles et les enfants en bas âge

Ils furent les premiers « taxis oranais… »

Par contre, pour ceux qui arrivent par le port, du côté de la Marine, et qui veulent remonter jusqu’à la place Foch, c’est plus simple à partir de 1881, puisque les premiers omnibus font donc leur apparition…

Omnibus à impériale par David W. Bartlett. (source : Tagishsimon sur Wikipedia)

Mais il vaut mieux être prévenu :

« Neuf fois sur dix, l’omnibus assurant la liaison du Port à la Place d’Armes s’arrêtait Place des Quinconces, non pour prendre de nouveaux clients, puisqu’il en avait toujours en surnombre, mais pour ordonner à tous les voyageurs de mettre pied à terre et de marcher derrière la voiture, ainsi vidée de son contenu, jusqu’au haut de la rue des Jardins.

Personne ne protestait ; cette petite promenade hygiénique étant implicitement prévue dans le contrat que représentait le petit ticket remis par le receveur de l’omnibus. »

En 1872 (quelques années plus tôt donc) Charles Desprez s’installe Hôtel de la paix, place Kléber.

Après s’être un peu rafraîchi, il sort prendre l’air et regarde son plan. Petit problème, il ne trouve pas l’oued Er-Rahhi (raz-el-Aïn) indiqué en bleu.

« C’est l’Oued Er-Rahhi que vous cherchez ? Nous sommes à cheval dessus ; il coule sous votre hôtel même  et si vous aviez l’oreille fine vous pourriez entendre le tic-tac du moulin Caussanel, autrefois de Canastel, qu’il fait tourner dans les caves.

Vue sur l’hôtel de la Paix de la place Kleber depuis l’ancienne préfecture (photo Toufik G.)

L’oued gênait la circulation, il mettait obstacle à l’expansion de la ville dont les deux moitiés, séparées par lui, cherchaient depuis longtemps à se rejoindre : on l’a couvert d’un tunnel.

Et c’est sur ce tunnel que s’étendent aujourd’hui la place Kléber et la rue Malakoff ».

Charles Despiez acquiesce : Décidément, c’est beaucoup plus intéressant qu’Alger ! (non, ce n’est pas vrai, c’est moi qui rajoute…)

Mais il est quand même très intrigué par tous ces Espagnols (qui, pour la plupart, ne sont pas encore naturalisés en 1872) habillés n’importe comment :

« … Les Espagnols, beaucoup plus nombreux qu’à Alger, y gardent plus longtemps leurs vêtements nationaux. On les voit circuler, gravement comme chez eux, avec les grègues blanches, les jambières de laine et la mante valençaise à pendeloques sur l’épaule.

Ceux auxquels leurs moyens permettent des habits français ne les porte néanmoins qu’après leur avoir fait subir certaines variantes d’accord avec le goût ibérique, très enclin, comme on sait, au papillotage, à l’effet.

Mante en velours de soie, doublé ottoman couleur pêche claire. Col à frou-frous, généreuses applications de perles et de pendeloques. 1892-1893 (source lepaondesoie)

Ainsi, leurs cravates sont tissés d’or ou de filigrane, leurs redingotes soutachées de passementeries voyantes, leurs bottines piquées d’arabesques multicolores et leurs chaînes de montre tellement chargées de médaillons, bagues, cachets et autres menues breloques qu’on dirait moins un ornement qu’un étalage d’orfèvrerie ».

On voit déjà tout ce qui fait la différente entre Alger et Oran : d’un côté la ville française, de l’autre, la ville espagnole. Et une certaine forme de mépris réciproque.

J’aurais bien aimé trouver la « mante valençaise » à pendeloques, mais pour l’instant, c’est sans succès.

Il faudra donc se contenter d’une mante parisienne portée vers la fin du XIXème siècle, à la sortie d’un opéra. Je n’ai aucune idée de la ressemblance éventuelle. Amis érudits, soyez les bienvenus et n’hésitez pas à faire part de vos lumières, ça se passe en bas de l’article dans les commentaires.

En attendant de se remettre de ses émotions, Charles Desprez flâne dans les rues, et comme il fait beau, il lève la tête pour avaler une grande bouffée d’air et mieux gonfler ses poumons d’importance.

Lorsqu’une sorcière saisit son poignet pour lui déchiffrer les lignes de sa main : « Tu vas te perdre dans la ville, mon ami, et tu vas très vite rentrer dans ton pays. »

Il est Calle de las brujas.

Plan du site Oran des années 50 modifié

Il fuit éperdument dans la ville, et prie Calle del amor de Dios (rue Montebello), apprend le violon au Barrio de los gitanos (rue Tagliamento), s’enivre Calle de la Parra (rue de Dresde), se restaure Plaza del mercado o de la verdura (petite place de la rue Ponteba), se fait beau Paseo del principe y de la princesa (Boulevard Oudinot), rase les murs Calle principal de la Carrera (rue du Vieux-Chateau), tente de s’évader Calle de Canastel (rue Philippe), et finit épuisé Calle de la Amargura (rue de Ménerville ou de la Moskova).

Attention aux araignées, Charles…

Je crois qu’il n’est rien arrivé de très grave à Monsieur Desprez.

De retour à Alger, il rend public son petit journal de bord, dans lequel il a quand même noté toutes les bizarreries de ce lieu sauvage, pour ne pas dire de sauvages.

Mais il ne peut s’empêcher de faire part de son mécontentement à Cabolo avant de partir.

Cabolo ?

Mais si ! Le gros bonhomme fort en gueule, au coin du boulevard Oudinot et de la rue du Vieux-Château, qui tient l’estaminet « Au chant des Oiseaux » !

« Tous les matins, il tapisse les façades de son établissement de nombreuses cages d’oiseaux, qui font entendre un ramage étourdissant… »

Impossible de se rendormir à l’hôtel de la Paix.

La dure vie d’un Algérois à Oran.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

*

NB1 : En ce qui concerne les transports à Oran, il y a vraiment une page passionnante sur le site de JC Pillon, et qui rappellera sûrement des souvenirs à pas mal d’entre vous. Pour les oranais d’aujourd’hui, c’est le grand retour du tramway. Merci Abdelbaki Fellouah pour le parallélisme des photos !

Croisement du Boulevard Clémenceau et du Boulevard Magenta, derrière la Cathédrale, près du Square Garbé

 

NB2 : Une galerie de photos de costumes de la région espagnole de Valence (Merci Lionel)



 

Étiquettes :

Articles recommandés

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *