C’est un travail intriguant que réalise Abdelbaki Fellouah depuis quelques mois.

Un travail qui me renvoie à moi.

J’ai parfois l’impression de me regarder en miroir dans ses photos parallèles, avec cette même obsession de la précision millimétrique, là où la plupart des personnes se contentent de savoir qu’il existait un domaine  Maraval dans le quartier du même nom, ou qu’on pouvait trouver un kiosque au bas des escaliers de la promenade de Létang.

Abdelbaki est comme moi sur ce plan-là, il a besoin de savoir très exactement où se trouvait le kiosque disparu ou, s’il y en a toujours un – cas du kiosque de la République – de compter le nombre de marches qui y grimpent, pour écrire ensuite :

« Si tu regardes bien, sur l’ancienne photo, il y avait six marches. Là, il n’y en a plus que cinq. Ils ont du poser un revêtement directement sur l’ancien. »

Je regarde mieux. Il a raison. Je n’avais pas fait attention.

Il y a chez lui, comme chez moi, l’obsession de l’angle de vue et du point de détail.

Il s’agit de se poster à un endroit précis pour regarder quelque chose et tenter de lui donner forme. L’information brute ne l’intéresse pas, moi non plus. Il faut qu’un lien se crée entre le présent et le passé, puisque ni l’un ni l’autre n’avons connu l’avant 62, nous sommes nés dans les années 60.

Et pour des raisons différentes, cet avant 62 nous a échappé.

Moi parce que les pieds-noirs de ma famille ont voulu tirer un trait sur une Algérie qui ne leur ressemblait plus, lui parce que l’Algérie indépendante a voulu tirer un trait sur une période française dans laquelle elle ne se reconnaissait pas.

Résultat, nous nous sommes retrouvés sans mémoire, comme sortis de nulle part.

Moi : Tu as vu la cheminée ? Elle est plus courte. On dirait le jeu des sept différences…

Lui : Je te donne sept différences…

1-Le Gratte ciel
2-Une extension de Bastos
3-Le panneau d’indication
4-Une partie de la cheminée disparue
5-Le câble électrique accolé sur le mur
6-Un petit figuier sur le fronton
7-La couleur bleu

Il y a manifestement le besoin de se réapproprier un passé, sans pour autant refaire le monde parce qu’on a bien conscience l’un comme l’autre que les choses sont complexes, et surtout fragiles.

Je le vois regarder avec perplexité ce quartier de la Marine basse presque entièrement disparu, et je me vois regarder avec la même perplexité ses photos « avant/après » du quartier de Ville Nouvelle.

J’aimerais bien pouvoir écrire quelque chose sur la ferme Lamur, le « village indigène » des Planteurs, ou les cafés maures du centre, mais je ne sais pas comment les aborder.

Il aurait bien aimé pouvoir photographier la Marine basse, malheureusement elle a été rasée dans les années 80, et il photographie surtout les traces de son absence.

C’est une drôle de situation, dans laquelle chacun se retrouve confronté à des lacunes.

Je vois très bien les quartiers de la Marine et du Derb avec ses bars et ses boulangeries -presque comme si j’y avais grandi- et il les voit tels qu’ils sont réellement, en ruine ou carrément disparus.

Il se promène dans Ville Nouvelle en postant des photos « avant/après »,  et je coince à toutes les rues, incapable de me représenter les lieux.

Il y a là une drôle d’infirmité à laquelle je n’ai pas encore trouvé de remède.

Heureusement, le jeu des sept différences continue, et chacun tente de soutenir la mémoire de l’autre.

Dernière énigme en date -et je n’ai absolument rien reconnu- la photo d’un bâtiment de M’Dina Jdida.

« Qu’est ce qui se trouve maintenant à la place de ce terrain vague devant le groupe scolaire sur cette photo ? »

Je suis incapable de répondre à cette colle et c’est Émile qui le fera à ma place :

Émile : C’est M’dina Jdida. L’école. Il n’y avait pas le marché, encore ?
Abdelbaki : Il y avait un marché de fortune à droite, mais il n’apparaît pas sur la photo.
Émile : Je parlais de la halle en bois qui a été détruite. Mais à l’époque ? Ça ne doit pas être du même côté.
Abdelbaki : C’est très ancien cette école, la date sur le fronton : 1885. Aujourd’hui, le marché est en dur et porte le nom de Benokba. Ce lieu, tu ne peux pas passer aujourd’hui, avec un monde fou de commerçants ambulants et acheteurs. Mais vers le tard, il n’y a pas âme qui vive, on dirait une ville déserte.
Émile : Oui, je sais que l’ancien a été détruit. Et il était en dur aussi, mais en bois, ce qui était de plus en plus rare.

Mon travail depuis un an me permet de tenir ce genre de conversation sur le quartier de la Marine ou sur le centre-ville, mais pour l’instant, je suis incapable d’y voir clair dans les rues de M’dina Jdida, même avec un plan sous les yeux.

Il me manque quelque chose.

Et je regarde les photos parallèles de ce quartier avec fascination parce qu’elles n’évoquent rien pour moi ; je ne reconnais ni les anciennes bâtisses ni les nouvelles, je me retrouve comme au premier jour, totalement perdu dans la ville.

Par contre, il ne manque rien à Émile qui poste instantanément une photo sur le mur Facebook d’Abdelbaki.

Émile : C’était super beau ce marché en bois. L’école est au fond.
Abdelbaki : C’est mille fois plus beau que l’actuel.
Émile : Je n’ai pas eu le temps de m’y rendre. La dernière fois, on avait vu toutes les rues environnantes, et Tahtaha évidemment. Mais beaucoup de monde effectivement, et très encombrées. Je disais en bois, en fait, des charpentes reposant sur des colonnes en pierre, on en trouve encore en Europe.
Abdelbaki : Ils auraient dû le laisser et en construire un autre ailleurs. J’ai beaucoup de photos de lui de différents angles.
Émile : Moi aussi

Il m’arrive parfois de regarder ce genre de discussion avec envie.

Pour l’instant, je n’y ai guère accès ; M’dina Jdida est encore trop vague pour moi, même si j’ai déjà repéré quelques lieux dans le quartier, lors de l’écriture d’un article sur l’Imam Benkabou Belkacem par exemple, fin octobre 2012.

C’est un travail qui me demandera plus d’efforts que celui de connaître le centre-ville. Un travail au moins aussi compliqué que la reconstitution d’une Marine basse entièrement disparue.

Il m’avait fallu quelques jours de discussions virtuelles devant de vieilles photos de la rue d’Orléans -et en présence d’habitants compatissants- pour commencer à circuler sans m’égarer dans les petites rues fantômes de la place Émerat.

J’ai comme la vague intuition que M’dina Jdida ne sera pas beaucoup plus simple à reconstituer que le défunt quartier de la Marine.

Et je n’aurai pas de trop des photos parallèles d’Abdelbaki Fellouah pour me guider dans ce travail.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

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NB1 : Quelques « photos parallèles » signées Abdelbaki Fellouah.

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NB2 : Et une visite d’Oran en voiture (toujours Abdelbaki Fellouah) depuis le Bd Millenium jusqu’à la Marine en passant par la route des falaises et le Bd Front de mer. Quelques autres vidéos sur sa page Youtube.

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