Voir un extrait du documentaire réalisé par Karine Bonjour – Présentation : Comme tous ceux qui ont connu l’Algérie française, la dernière génération de Pieds-Noirs est en train de disparaître. Leurs enfants, nés après l’Indépendance, se retrouvent dépositaires d’une histoire qu’ils n’ont pas vécue, d’un récit partiel ou confus, d’un héritage parfois lourd à porter. À l’heure où la France et l’Algérie commémorent, ces enfants-là enterrent leurs morts et se demandent ce qu’il restera de leur communauté, qui s’est construite puis dissoute au gré des décisions politiques.

J’ai déjà eu l’occasion de chroniquer le livre de Hubert Ripoll pour dire tout le bien que je pensais de sa douceur. Je me suis replongé dans quelques pages hier et j’ai retrouvé le témoignage d’Elisabeth qui est de la génération III.

Dans la terminologie d’Hubert Ripoll, la génération III est celle qui n’a pas connu l’Algérie. Ce sont les enfants de pieds-noirs.

Ce besoin de partir, je n’ai pas fait la relation tout de suite, mais je l’ai aussi ressenti. Il a fallu que je parte de là où je me trouvais, famille, profession, pour aller voir ailleurs, et retourner vers le passé.

Pour trouver quoi ? Probablement rien.

Alors je laisse la parole à Elisabeth et à Hubert Ripoll.

* * *

Hubert Ripoll, Mémoire de là-bas, p170

[Hubert Ripoll écrit] Élisabeth vit en Allemagne.

Je l’ai jointe par téléphone. Je me rappelle une voix franche et enjouée, beaucoup plus jeune que ses 46 ans.

J’ai commencé, comme à mon habitude, par lui demander d’évoquer ses racines. Son ton était radieux tant elle était heureuse de parler de là-bas. Nous sommes arrivés tout doucement à parler de l’intégration de ses parents et son ton se fit brusquement plus lourd.

En Algérie, mes parents avaient beaucoup d’amis et, au vu des photos qu’ils ont emportées, ils avaient une vie culturelle riche : cinéma, théâtre, sorties. Ils allaient beaucoup à la plage. Et lorsqu’ils sont arrivés en France, tout s’est arrêté.

Tout a changé du jour au lendemain. Plus de vie culturelle, plus d’amis.

Ce n’était pas à cause de leurs conditions matérielles qui étaient plutôt bonnes et qui leur permettaient de continuer à vivre à peu près de la même façon. Comme ils le disaient, ils avaient tout perdu. Tout perdu, c’est être vide. Perdu ses morts, ses distractions, ses amis, ses repères. Cela me faisait mal de les voir vivre comme ça… (Élisabeth, III.)

Son silence traduisit la tension causée par l’exercice que je lui imposais. Je dus lui demander de continuer.

 J’ai des racines pieds-noires que j’essaie de faire passer chez mes enfants.

Je leur ai fait des DVD de toutes les photos que mes parents avaient ramenées, que je leur ai donnés. C’est un témoignage visuel de la façon dont nos ancêtres vivaient là-bas. Mes amis qui n’ont pas connu cette situation ne feraient certainement pas ça pour leurs enfants. Mais eux, ils peuvent toujours retourner sur les lieux où ont vécu leurs ancêtres. Pas moi.

Lorsque mon père est décédé, je me suis dit qu’il était temps de rassembler les souvenirs. J’ai demandé à ma mère de dater ces photos, de les localiser et de m’expliquer ce qu’elles montraient.

Il y a quelques mois, j’ai rencontré, grâce à Internet, une dame qui a connu, par sa mère, ma grand-mère et qui avait des vieilles photos de mon père lorsqu’il avait 7 ans. Je n’aurais jamais imaginé retrouver ces photos.

J’essaie de retrouver des gens qui ont connu mes parents, et ça, c’est un voyage mental que de retrouver ces gens. Je trouve cela époustouflant.

Mais alors, pourquoi être partie vivre en Allemagne alors que vous auriez pu continuer à vivre près de vos parents ?

Mes racines sont vraiment en Algérie.

J’ai fait un bond… Non, pas un bond, puisque que faire un bond, c’est aller d’un endroit à un autre. Or, je suis partie de nulle part parce que ma vie en région parisienne a été gommée.

J’ai même pensé, à une certaine période, que c’était pour ma famille que j’avais essayé de remettre les pendules à l’heure en partant en Allemagne. J’y ai rencontré mon mari, je suis tombée amoureuse et je me suis dit : Hop ! C’est moi qui pars. Mon mari aurait peut-être trouvé une situation en France, mais moi j’étais prête à partir en Allemagne car rien ne me retenait en France si ce n’était mes parents et ma famille. Rien ne me retenait, il n’y avait pas la plage, il n’y avait pas le soleil, il n’y avait pas les rires. C’était fini, tout ça.

Je me suis donc coupée volontairement de la France, peut-être pour remettre les pendules à l’heure pour le reste de ma famille : mes parents qui ont du partir d’Algérie, mes grands-parents qui ont du partir de leur île d’Italie où ils étaient très pauvres, mon arrière-grand-mère espagnole qui a été forcée, elle aussi, de partir. Je me suis dit que je ferais peut-être la paix pour tout le monde en m’en allant volontairement.

Oui, faire la paix pour tout le monde.

Pour calmer ces exodes forcés. Ces « On s’en va, on doit partir, on est forcés de partir, on est forcés de le faire ».

Moi je n’ai pas été forcée de partir. Je n’ai pas été mise à la porte. Il n’y avait aucun problème de sécurité. Pas de problèmes matériels. Il y avait simplement des raisons du coeur qui sont combien plus importantes que les raisons matérielles. Partir pour interrompre le cycle de ce monde qui doit toujours partir. Ces « Il faut qu’on parte, il faut qu’on abandonne tout ».

Et même mes parents qui ont tout emporté, même s’ils n’avaient pas grand-chose, ils ont tout laissé là-bas ; leur quartier, leurs habitudes, leurs joies, leurs amis. (Élisabeth, III.)

« Il est des guerres qui continuent de sévir longtemps après leur cessation. Elles s’achèvent en laissant derrière elles des champs de mines dans le pays profond, des bombes à retardement dans les replis de la société et des montagnes de ressentiments dans les cœurs. La souffrance enfle à mesure que le temps passe et que le silence s’appesantit. Difficile de le croire, mais la paix est parfois pire que la guerre. Ainsi en est-il de la guerre d’Algérie. […] Hubert Ripoll a ouvert un chantier gigantesque, effroyablement compliqué tant il mobilise de domaines de recherche – la politique, la philosophie, l’histoire, la psychologie. Comment se fait-il que personne n’y ait pensé avant lui ? […] Écoutons-le. Il nous parle de nos enfants et de leur avenir. » Boualem Sansal

Élisabeth a ainsi tout lâché, d’un seul coup, partie portée par les anciens, par loyauté à l’égard des parents blessés, et « pour remettre les pendules à l’heure et faire la paix pour tout le monde ».

A la fin de notre entretien, je lui ai demandé si son besoin de retrouver ses racines était en relation avec le traumatisme qu’elle avait perçu chez ses parents.

Je ne pense pas que ce besoin de retrouver mes racines soit en relation avec le traumatisme de mes parents. Je ne pense pas avoir récupéré leurs traumatismes. J’ai appris des choses sur la famille, que j’ai cherchées. C’est moi qui farfouille et qui cherche et qui gratte.

Je fus surpris par cette réponse qui contrastait avec l’ensemble de ses propos. Je ne suis pourtant pas intervenu et notre entretien prit fin. Une fois traité, j’ai transmis à Élisabeth son témoignage afin qu’elle le valide. Elle accompagna sa réponse par ces mots : « La réflexion m’a fait corriger un point très important à la ligne 4445. ». Pourquoi n’en disait-elle pas plus ? Ce qu’elle avait corrigé ne me surprit pas. `

Je pense que ce besoin de retrouver mes racines est en relation avec le traumatisme de mes parents.

Je pense avoir récupéré leurs traumatismes.

 * * *

On peut aussi se poser la question : pourquoi ce besoin de fuir la France ?

Le traumatisme récupéré est peut-être bien celui du hiatus avec la France… Quand on voit le mal que ce pays a fait à nos parents, en tant qu’enfant, psychologiquement, on ne peut que lui en vouloir.

Un enfant en veut forcément à celui ou celle qui a humilié ses parents.

C’est comme ça.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

*



 

Articles recommandés

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *