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Avant la mort de ma mère, je ne surveillais pas les dates.
Je me contentais de vivre et de regarder passer le temps.
Je ne m’arrêtais pas dessus, je ne l’observais pas dans les détails, je me contentais d’un calendrier.
Je n’ai plus de montre depuis 1987, date à laquelle j’ai décidé de la retirer de mon poignet pour ne plus avoir à la regarder toutes les deux minutes en cours de SVT, et je considère que c’est plutôt une bonne chose. Peut-être même était-ce alors les prémisses d’un changement radical d’attitude à l’égard du temps, ce prince de la nuit, invisible au quotidien mais à la lame tranchante.
Il y a un avant et un après le 15 février 2009.
Avant le 15 février 2009, je vis dans le présent. Après le 15 février 2009, le passé devient de plus en plus prégnant dans le présent, si bien que les gens qui me côtoient pensent que je vis dans le passé. Je ne les décourage pas de penser ainsi, c’est facile, ça ne demande pas beaucoup d’effort de réflexion, et ça m’évite moi, d’avoir à entrer dans des discussions de toute façon stériles. Il faut le vivre pour se rendre compte que le présent s’étire de plus en plus, aussi bien vers l’arrière que vers l’avant.
Vers l’avant, je n’en parle même pas.
Une sorte de ballon qui gonfle. On commence à se projeter dans tous les sens, que ce soit 50 ans en arrière ou 50 ans en avant, avec toujours le présent comme centre d’une sphère de plus en plus volumineuse parce qu’il n’y a rien que le présent. Le reste est là pour éclairer un présent opaque, et davantage opacifié encore par l’effet des médias qui nous encouragent sans cesse à devenir citoyen, individu au service de la cité. Se défaire du citoyen pour redevenir individu, certains appelleront cela de l’égoïsme (ou de l’individualisme – injure suprême de notre époque), moi j’y ai surtout trouvé un second souffle.
Et le 15 février m’a extrait d’un flux social aliénant.
Ce jour-là, je verse une poignée de terre sur la tombe de ma mère et je pars en quête de mes origines. Je ne le sais pas sur le moment -ni même quelques mois plus tard- mais avec le recul, la marque temporelle est évidente, il s’est passé quelque chose à ce moment-là. Comme le sentiment (coupable) d’une soudaine liberté. La semaine suivante, je suis au ski et je fume une cigarette en lisant « Castor de guerre » de Danielle Sallenave, biographe de Simone de Beauvoir (Castor que je déteste), mais Danielle Sallenave y est brillante. Je savoure. En attendant que ma fille termine ses deux heures de leçon, je regarde les sommets enneigés, et je me sens libre. On se croirait dans un mauvais téléfilm, j’en ai bien conscience, et pourtant c’est la vérité. Je me sens libre.
J’ai honte, mais je ne peux pas m’empêcher de questionner cette liberté.
Au début, je pense naïvement que le poids de sa sclérose en plaques vient soudain de m’alléger et que je n’aurai plus jamais à subir cette dégradation quotidienne et humiliante, mais le temps passe, et peu à peu, je prends conscience que l’Algérie est en train de remonter à la surface. Par petites bribes, comme un bateau qui a coulé et dont les affaires réapparaissent les unes après les autres sous le soleil, telles des bulles d’oxygène. Ma grand-mère arrive à la surface, puis mon arrière-grand-mère, puis toute la lignée des Souleyre. C’est cette lignée-là que je comprendrai le plus rapidement. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais une date me saute aux yeux, celle de la mort de la sœur aînée de ma mère, Andrée : 15 février 1954.
J’ai très longtemps cru qu’Andrée était en effet morte le 15 février 1954 à cause de l’inscription indiquée sur la tombe d’Oran. Je ne pouvais absolument pas mettre en doute cette date devant laquelle ma grand-mère venait se recueillir tous les dimanches… jusqu’au jour où je me suis retrouvé à la fois devant le livret de famille et devant sa tombe à Perpignan (tombe où Andrée a été rapatriée d’Oran puis inhumée le 6 novembre 1976 à 8h30).
Andrée est en réalité morte à Lyon le 16 février 1954. Je pense que ma grand-mère a fait rectifier la date lors de l’inhumation à Perpignan.
J’en ai presque été déçu tant je trouvais que la coïncidence était parfaite. Et puis j’ai commencé à réfléchir…
Et je me suis notamment rappelé un texte de ma mère :
« Enfin on peut partir. Papa et Jean reviennent, on sort du cimetière et on prend la route de la plage. Et sur la route, Nadine pense : « moi, quand j’aurai des enfants, je ne les emmènerai jamais voir Andrée au cimetière ». Elle pleure, mais sans faire aucun bruit, personne ne s’en aperçoit. Un jour, quand elle sera grande, elle n’ira plus jamais dans un cimetière, plus jamais. Elle n’embrassera plus jamais du marbre. Si elle a une fille qui meurt, elle n’obligera jamais l’autre à faire tout ça, parce que c’est trop méchant. Ce n’est pas sa faute à elle, si elle n’est pas morte. Et Andrée, si c’est vrai qu’elle sait tout, de là où elle est, alors elle doit savoir aussi que Nadine est une hypocrite, aussi froide que le marbre qu’elle embrasse. Et puis quand elle sera grande, Nadine, elle s’en ira, et plus jamais elle ne reviendra voir sa mère, ni son père, ni son frère. Elle s’en ira toute seule dans un pays où il n’y a pas de cimetière, où on n’oblige pas les enfants qui ne sont pas morts à aller embrasser ceux qui sont morts. Dans un pays où les gens ne sont pas fous. »
Ma grand-mère demandait à ma mère, tous les dimanches matins, avant de partir à la plage, de venir embrasser le marbre froid de la tombe de sa grande sœur. Donc tous les dimanches, ce que voyait ma mère en faisant cette bise glacée, c’était le 15 février 1954.
Il est évident qu’il y a de quoi en mourir le 15 février, 55 ans plus tard.
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Et puis j’ai pris conscience que je visitais la tombe d’Oran le 16 avril 2014, jour anniversaire de la disparition du vieux Paul Souleyre le 16 avril 1940.
Et puis je me suis rappelé que mon parrain, frère de ma mère était mort le 25 novembre, jour de ma naissance.
Et puis j’ai demandé à mon père s’il n’y avait pas quelques dates bizarres dans la famille.
Et il m’a dit que ma fille était née le même jour que sa mère.
Là, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait quelque chose avec les dates.
Et je suis entré dans le temps.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)