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J’ai passé beaucoup de temps dans les photographies.

Mais ce n’est pas pour autant que j’ai vu.

Lorsque je passe devant les photographies d’Oran en avril 2012, et lorsque j’y passe de nouveau en avril 2013, ce n’est déjà plus la même chose.

Encore moins en avril 2014. Et encore moins le mois dernier.

Tout change en permanence, sauf pour les gens qui ne changent pas, et ils sont les plus pénibles à supporter.

Lorsque je redécouvre les photographies de Santa-Cruz en 2012, je retrouve la photographie qui a bercé mon enfance dans le salon de mes grands-parents, et je retombe surtout dans le mythe. Sauf que l’objectif est cette fois-ci d’en sortir. Et les photographies vont m’y aider. 

Parce qu’il y a la photographie mythique de Santa-Cruz qui plonge sur Oran, et puis il y a toutes les autres photographies, prises de partout ailleurs, à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce sont ces photographies là qui vont me permettre de sortir du mythe. Avec l’âge, j’ai fini par comprendre qu’il n’y a que par l’action qu’on arrive à remplacer du subi par du vécu, du fantasme par de la terre.

Vue d'Oran depuis le fort de Santa Cruz. Ancienne basilique. Début XXe siècle

Et ce qui m’étonnera toujours, c’est que certaines photographies ont longtemps joué le rôle de cette terre, malgré leur caractère virtuel. Jusqu’à ce que je pose le pied à Oran.

Mais il m’est arrivé -notamment pour le quartier de la Marine- d’avoir tellement bien mis en place le lieu virtuel à partir des photographies récentes, que la réalité du terrain ne s’est pas avérée si différente que ça de ma reconstitution mentale ; donc le passage par les photographies peut constituer en soi un premier travail d’extraction particulièrement efficace si l’on y plonge avec un minimum de conviction.

Mais il faut aller plus loin.

Je m’en suis rendu compte en écrivant sur Memoblog : on remplace des photos par d’autres photos. Des photos imposées par des photos ressenties. Puis plus tard, des photos prises sur les lieux, si on a un peu de chance, et on ancre enfin du réel dans la tête.

On cesse de tourner à vide dans l’espace intersidéral des fantasmes.

Olivia Burton explique ça très bien dans l’entretien qu’elle a fait sur son roman graphique « l’Algérie, c’est beau comme l’Amérique », résultat artistique d’un voyage initiatique dans les Aurès. Reprise d’un passage particulièrement  typique de ce à quoi les enfants de pieds-noirs, par exemple, peuvent être confrontés, puisqu’ils n’ont jamais eu accès à l’Algérie française :

« Pour moi, le grand apport de cette aventure, c’est que de par mon éducation, j’avais hérité d’une peur diffuse de l’Algérie, quelque chose de très trouble, liée au fantasme, au fait de n’être que dans l’imaginaire par rapport à ce pays-là. Et puis lorsque j’ai mis les pieds sur le sol, que j’ai parlé avec les gens, que j’ai commencé à établir une relation normale, concrète surtout, ni imaginée, ni héritée, avec l’Algérie, et que j’ai enfin pu devenir la protagoniste d’un tout petit bout de lien que j’avais moi-même décidé de construire et d’entretenir, les choses sont devenues différentes. »

Tout est là. 

Et la photographie est un premier pas dans ce cheminement qui doit aller du fantasme au concret.

Echafaudages autour du clocher de la basilique de Santa-Cruz à Oran

Échanger les photographies mythologiques contre des photographies inhabituelles, des lieux inhabituels, des gens inhabituels, des anecdotes inhabituelles. Changer toutes les habitudes du regard pour peu à peu déstabiliser le cerveau et le rendre disponible à une histoire différente.  

Même ancienne.

Surtout ancienne, puisqu’il s’agit d’accéder à du passé vivant.

C’est de cette manière que le creuset s’évase et que de formes nouvelles s’y glissent. J’aime la petite fille avec sa robe à carreaux qui tient la main d’une femme, la tête levée vers les échafaudages. Et j’aime davantage encore les échafaudages. Ils obligent à tout reconsidérer et permettent de s’extraire des cartes postales mythologiques.

Parce que nous ne sommes pas les touristes de notre histoire, nous en sommes le produit. Et les photos permettent ce premier détachement.

Une sorte de naissance. 

 
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

 

 

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