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Avant février 2009, je n’allais pas dans les cimetières.

Et puis ma mère est morte et j’ai commencé à les fréquenter. 

Cinq lieux ont fini par se dégager : Bordeaux, Oran, Perpignan, Pau, Paris. 

 

Le cas du cimetière de Bordeaux

 

Bordeaux parce que ma mère y est enterrée depuis février 2009. En plein centre du vieux cimetière de la Chartreuse. Un jour, j’ai eu la curiosité de jeter un œil sur ce cimetière depuis le ciel de Google Earth pour l’étudier vu d’avion. C’est bien cela : ma mère se trouve en plein centre du cimetière, à deux pas d’un lieu un peu spécial où est enterrée une bonne partie des prêtres de la région, du moins si j’en juge par les plaques. C’est assez étonnant. Depuis qu’ils ont coupé -entre le 1er août et le 25 novembre 2014- le grand arbre qui leur faisait de l’ombre, je vais régulièrement lire tous ces noms, soudain mis à découvert. Jusque-là, je ne voyais que l’arbre, qui d’ailleurs me servait de repère.

On peut donc dire que la psychogénéalogie des cimetières a commencé pour moi le 15 février 2009. Puis il y a eu le 1er août 2009, le 25 novembre 2009, le 15 février 2010, etc.

Pourquoi ai-je ressenti le besoin d’installer des rituels ? 

J’imagine que les psychologues détiennent la réponse. Les rituels doivent permettre de conserver vivant ce qui n’est plus, de faire en douceur ce qu’on appelle aujourd’hui comme une tarte à la crème le « travail de deuil », en un mot d’accepter l’absence. Il n’empêche, l’espace est devenu sacré, étymologiquement « à part ». Désormais, lorsque je pénètre dans un cimetière, je sais que j’entre dans un endroit « à part », hors du temps. Et c’est par l’installation de rituels, curieusement, que je sais que l’endroit est « à part » parce que ces rituels ne cessent d’être mis à mal par le hasard. Il ne se passe pas une seule fois sans que le rituel soit perturbé par quelque chose d’inhabituel. Il ne se passe pas une seule fois sans que les choses parlent

Donc je suis à l’écoute.

Bien sûr, il y a de fortes chances que les paroles arrivent surtout de mon cerveau, mais ça n’a pas d’importance en soi, l’important c’est la parole. Certaines choses sont dites dans le silence des tombes. Peut-être justement parce qu’on y fait silence. 

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La grande Faucheuse - tombeau de Jean Catherineau (1802-1874) - Cimetière de la Chartreuse - Bordeaux
La grande Faucheuse – tombeau de Jean Catherineau (1802-1874) – Cimetière de la Chartreuse – Bordeaux (Copyright Xavier de Bordeaux – Compte Flickr)

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Psychogénéalogie des cimetières de France et d’ailleurs

 

Je ne suis allé dans tous les autres cimetières qu’une seule fois, par la force des choses, mais j’ai toujours été surpris.

À Paris, j’ai beaucoup marché avec ma cousine dans le dédale interminable des tombes. Il y en avait pour tous les goûts et de toutes les couleurs. Nous venions voir ce qu’étaient devenus les Souleyre. Je n’ai pas été déçu du voyage : la tombe se situait dans un carré chrétien, mais tout de même sur une bande latérale… où ne se trouvaient que des tombes juives. Le dessus de la dalle ne portait aucune marque ; le nom était gravé sur le rebord latéral qui nous faisait face. Une sobriété à toute épreuve, mais tout de même, des origines suggérées. Le décret Crémieux de 1870 n’a pas effacé la mémoire de Meriem Souleyre : le quartier juif de Tlemcen reste toujours vivace en elle. J’ai donc posé trois cailloux sur le marbre et je suis reparti.

À Pau, la lignée paternelle s’est répartie sur deux cimetières. Mes grands-parents se trouvent dans l’un et mon arrière-grand-mère dans l’autre. La bizarrerie du jour est que j’ai fait mon pèlerinage avec ma marraine, sœur de mon père, que je n’avais plus revue depuis 20 ans. Elle était descendue de sa Bretagne d’adoption. J’ai presque eu le sentiment qu’elle venait adouber un inextricable itinéraire passé par Oran et Valmy (Algérie) quelques mois plus tôt. Les parrains et les marraines ne servent qu’à ça, il faut le savoir, ce sont les gardiens de la mémoire. On les voit peu, mais lorsqu’ils se rappellent à nous, c’est qu’il se passe quelque chose dans le labyrinthe du temps. 

Perpignan est la visite la plus récente (avril 2015). J’ai su en quittant la ville que je venais d’achever la quête des origines. Je suis parti le samedi en fin d’après-midi, et le dimanche soir, j’avais tout compris à ce qui s’était passé pendant deux jours. Mais ne nous égarons pas, focalisons sur le cimetière, et partons en quête de bizarreries. Elles foisonnent en psychogénéalogie des cimetières. Je n’en donnerai qu’une toutefois, parce qu’on pourrait écrire un livre sur toutes les autres, et que je n’ai droit ici qu’à quelques lignes. Elle vient de moi : devant le caveau qui contient les quatre cercueils de la famille maternelle (sauf ma mère qui est à Bordeaux), j’éprouve soudain le besoin de tout rectifier : les plantes ne sont pas à la bonne place, je les arrange ; les plaques non plus, je les déplace. Pendant cinq minutes, je tourne tout dans tous les sens jusqu’à trouver l’harmonie du lieu. La plaque de mon parrain se trouve maintenant au centre, j’ai glissé quelques pommes de pin dans le vase d’Andrée, et j’ai déplacé les fleurs devant la plaque de mon grand-père. Voilà qui est mieux. Dans une niche latérale, je remarque une pierre, une morceau de marbre. Je décide de le glisser dans ma poche en souvenir de cet instant. Je ne reviendrai pas de sitôt.

On ne sait pas ce qu’on fait dans les cimetières. 

Et encore moins dans celui d’Oran, le 16 avril 2014, très exactement 74 ans après la mort du vieux Paul Souleyre, père de ma grand-mère maternelle. Il n’était pas du tout prévu que j’y aille ce jour-là, mais il a fallu avancer la date pour cause d’incertitude sur la suite à donner aux élections présidentielles qui devaient voir la réélection sans surprise (et c’était bien le problème à l’époque… quelle serait la réaction des gens ? colère ? révolte ? émeutes ? Finalement rien de tout cela…) du président sortant Abdelaziz Bouteflika. Nous étions 5 ou 6, je pense. J’ai un doute sur le gardien du cimetière, je ne me rappelle plus s’il était accompagné ou seul. Et nous voilà partis en quête de la tombe introuvable de Paul Souleyre. Je connaissais exactement le carré dans lequel devait théoriquement se trouver la tombe, mais pas la localisation de cette tombe à l’intérieur du carré… complètement submergé par les herbes folles du printemps oranais. La recherche a bien duré 10 minutes. Je nous revois encore tous les 5 (6?) éparpillés dans la grande jungle du carré à la recherche de mon ancêtre.

Et je me revois bien faire stop pendant quelques secondes sur la scène hallucinante qui déploie ses  mystères, me jucher sur une tombe un peu plus haute que les autres, et regarder mes camarades la tête baissée entre les herbes en me disant intérieurement que j’ai de la chance de vivre une situation aussi étrange dans ce cimetière quasi abandonné. 

Je ne sais pas expliquer les bizarreries qui apparaissent dans les cimetières mais elles me plaisent. 

Peut-être est-ce suffisant après tout.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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