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Il faut savoir qu’il ne reste pas grand chose de ce quartier.

Un terrain vague et une école en plein centre. 

Alors qu’historiquement, il s’agit presque du quartier le plus ancien d’Oran, la zone originelle se trouvant juste au-dessus. 

Mais il y avait là une vie incroyable, des maisons partout, des commerces, une fontaine, une posada espagnole et des patios, ces espèces de cours intérieures que se partageaient plusieurs familles. Pour des raisons un peu obscures, le quartier entier a fini par tomber en ruine, puis par être complètement rasé, peut-être au début des années 80 suite à un tremblement de terre qui fragilise le terrain.

Toujours est-il qu’il n’y a probablement que les Oranais de l’époque française qui se rappellent que se trouvait là tout un quartier. La population actuelle, hormis quelques associations de sauvegarde du patrimoine qui tentent d’initier leurs concitoyens à l’histoire de la ville, doit passer devant ce terrain sans se douter un seul instant de ce qui a disparu.

Parce qu’il n’y a strictement plus rien.

Seule subsiste la partie surélevée, au niveau des arbres, à gauche de la carte postale ancienne ci-dessous : la place Emerat. On y trouvait l’école du quartier bas de la Marine. Elle existe toujours à l’heure actuelle, j’y suis allé, et je me suis même promené dans la cour. C’est le bâtiment jaune, perdu au milieu de nulle part, sur la photo en tête d’article.

Oran - Vieille carte postale - La place Emerat dans le quartier de la Marine

Le moins qu’on puisse dire, c’est que sur le plan psychogénéalogique, on est quasiment dans la caricature : il y avait quelque chose et il n’y a plus rien. Tabula rasa. On a affaire à un no man’s land au centre duquel trône, comme par hasard, une école. 

C’est que mes grands-parents maternels étaient instituteurs.

Et mon grand-père est même passé dans cette école en 1948-49, ce que je n’ai appris qu’assez tard, lorsque j’ai commencé à sérieusement me pencher sur ses papiers. Mais ce n’était pas ma démarche d’origine : je voulais d’abord reconstruire un contexte historique indépendant des uns et des autres, pour savoir, justement, dans quoi s’ancrait mon histoire familiale. Je ne crois pas aux histoires sans contexte. 

Et Dieu sait que le contexte de cette histoire est compliqué à reconstituer. On n’y retrouverait pas ses petits tant le discours idéologique a pris le pas sur le discours historique : il s’agit toujours, 50 ans plus tard, de convaincre le camp d’en face qu’il déforme les faits. Preuves à l’appui. 

Alors pour le pauvre type qui se pointe un jour naïvement avec l’idée de découvrir la ville qu’habitaient ses parents et ses grands-parents dans les années 50, c’est très vite un jeu de dupes. Il faut trier l’ivraie du bon grain, tenter de ne pas se faire entourlouper par celui qui cherche à tout prix à le convaincre (souvent en toute bonne foi et c’est bien le pire…) que ce n’était pas comme ça mais autrement, et des deux côtés de la Méditerranée bien sûr. Ce serait trop simple sinon.

Oran - La quartier de la Marine, partie basse - Noms des rues ajoutées
(Pour ceux qui voudraient se plonger dans l’histoire de ce quartier disparu, tout se trouve sur cette page, extrêmement complète, d’où je tire la photo ci-dessus.)

Mais tout ceci n’est encore que de l’Histoire et non de la psychogénéalogie.

La psychogénéalogie, elle est là, sous mon nez, lorsque je me retrouve confronté à du vide, et que je dois le remplacer par quelque chose pour y installer mes grands-parents maternels. Ça devient très vite obsessionnel… et compliqué à expliquer. Mais je dois combler cet espace vide.

Ce serait une grave erreur de faire du symbolisme. 

Parce que le processus est extrêmement concret, même si de l’extérieur, il peut paraître virtuel. Il ne l’est pas : je vais remplir ce lieu tout seul comme un grand avec un matériau bien à moi. Je sais que je ne vais pas reconstruire la Marine historique, mais une Marine unique, dans laquelle je pourrai glisser mon affect pour en faire un lieu personnel

Quand je dis « tout seul comme un grand », je m’entends.

Beaucoup de personnes m’ont aidé dans cette reconstitution, Pieds-Noirs comme Algériens, mais la Marine que j’ai en tête n’existe nulle par ailleurs que dans ma tête. Chacun a reconstruit la sienne selon ses propres souvenirs, ses propres recherches, ses propres besoins.

Celle qui se trouve en moi aujourd’hui est un mélange de personnes toujours vivantes, que je retrouve chaque année à Nîmes, mais aussi d’historiens comme Alfred Salinas dont la grand-mère se trouvait rue de Joinville, d’images d’archives comme ce vieux film trouvé sur Internet, ou de photos plus récentes que des Algériens partis à la recherche de leur histoire ont bien voulu me faire parvenir. Des Algériens avec qui des liens se sont noués.

Et ces liens sont fondamentaux dans ma reconstruction.

Si je n’avais renoué qu’avec la famille pieds-noirs, il m’aurait manqué une moitié de l’Histoire. Si je n’avais renoué qu’avec la partie algérienne, il m’aurait manqué ma famille. À travers ce lieu désert qu’est devenue la Marine aujourd’hui, c’est la reconstruction de toute mon histoire qui s’est jouée, et probablement parce qu’il y avait un espace vide que je pouvais combler à ma guise et avec les personnes de mon choix.

Aucun lieu n’a eu autant d’importance, même les lieux familiaux, finalement verrouillés par l’Histoire.

Dans son désastre, la Marine est devenue ouverte.

Prête à accueillir ses descendants.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

 

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