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Tout dépend de ce qu’on appelle connaître.

Et j’en avais une idée suffisamment précise, au début de ma recherche, pour décider de ne pas ouvrir les cartons familiaux.

Ce sont peut-être les limites de la psychogénéalogie d’ailleurs. Il y manque un contexte.

Les relations des uns et des autres s’établissent un peu dans le vide, comme si les murs des appartements et les rues des grandes villes étaient constitués de baies transparentes, de dates de naissances, de lieux de morts, de mariages, de divorces, d’enfants morts, d’adultères à la guerre ou de jambes cassées dans l’escalier. Il y a une sorte de trame squelettique non négligeable, certes, mais qui n’est rien si la chair qui l’entoure ne peut être ressuscitée d’une manière ou d’une autre.

Or je voulais connaître mes ancêtres.

Mais vraiment les connaître. Je voulais les voir vivre comme je peux voir vivre les personnes de ma famille ici et aujourd’hui, dans le Sud-Ouest de la France. Je ne voulais pas de dates de naissance, de dates de mort, d’adresse postale, ou de lieux de travail. Je voulais une ville : Oran. Je savais qu’il y avait une ambiance, que mes ancêtres s’inscrivaient dans cette ambiance, et qu’ils n’étaient rien hors de cette ambiance. Que personne n’est rien hors d’une histoire, que le patrimoine génétique n’a de sens que dans sa rencontre avec un environnement, et que le vide intersidéral ne forme pas un caractère.

J’imagine aussi que quelque part, dans le malheur de cette histoire brisée par un exode, j’avais quand même « la chance » que tout le monde arrive du même petit bout de terre rouge, à l’ouest de l’Algérie. Et j’avais aussi « la chance » que les effets secondaires de l’exode soit un besoin absolument inextinguible de faire resurgir une terre natale sur le premier territoire qui se présenterait : Internet.

Parce qu’évidemment, c’est sur Internet, et certainement pas sur le territoire français, que les Français d’Algérie ont pu reconquérir une identité sacrément malmenée, voire niée. Je renvoie ici à la thèse de doctorat défendue par Marie Muyl devant un parterre d’historiens tous plus sérieux les uns que les autres à la Sorbonne le 12 décembre 2007, et qui présentait, en 566 pages, l’origine de l’identité des Français d’Algérie. Remarquable en tous points, mais il faut avoir pas mal bossé pour être capable de la prendre en vue dans son ensemble ; l’identité reconstruite est complexe.

Il aura fallu que je passe trois ans à la fois dans le monde pieds-noirs et dans le monde algérien, réellement au contact des personnes, pour commencer à percevoir quelque chose de ce qui se jouait en Algérie à la fin du XIX° siècle et durant la première moitié du XX°. Il m’aura aussi fallu beaucoup de livres, de photographies, de témoignages écrits ou oraux, et d’écriture pour arriver à mettre peu à peu en place (dans ma tête surtout) comment les pieds-noirs se percevaient dans les années 50, et donc très probablement comment mes grands-parents se percevaient eux-mêmes dans le miroir de la ville, et plus généralement, dans celui de l’Algérie Française.

Que se passaient-ils dans leur tête, à Oran, dans les années 50 ?

Place Kleber – Oran la Marine – 1955

Il y a une spécificité de mes grands-parents et je ne pouvais y accéder qu’en comprenant à quelle sauce tout le monde était mangé dans la ville. Il y a une spécificité de la ville elle-même et je devais la comprendre pour saisir dans quelle Algérie française exactement mes grands-parents baignaient. Et il y a une spécificité de la France en Algérie…

J’ai mis du temps avant de commencer à sentir Oran. Mais je ne pouvais concevoir d’entrer dans l’histoire de la famille sans l’inscrire au maximum dans son contexte historique. J’en voudrais beaucoup à quelqu’un qui chercherait à me comprendre sans étudier d’abord mon environnement quotidien, l’époque à laquelle j’ai grandi, et l’époque à laquelle j’écris. Entre les deux, il y a l’apparition du numérique puis d’Internet ; si on ne saisit pas ça, on ne saisit rien.

Donc sentir Oran. Sentir l’Algérie Française à Oran. Sentir la France en Algérie. 

Puis, une fois ce travail-là réalisé, partir en quête de la famille et regarder dans quel quartier elle évoluait. C’est très parlant les quartiers. Surtout dans une ville comme Oran où tout était parfaitement délimité. Regarder aussi où les uns et les autres travaillaient et avec qui ils travaillaient. Tenter au maximum de reconstruire une vie, une ambiance de travail, des traditions, des valeurs. Plus on connait les traditions et les valeurs d’un lieu, plus on a de chance de repérer les bizarreries que nous propose la psychogénéalogie, et qui ne sont pas toutes de l’ordre de la date de naissance ou du lieu d’inhumation. 

On peut tomber amoureux d’un quartier comme je suis tombé amoureux du vieux quartier de la Marine, et se rendre compte bien plus tard -comme un signe fort- que son grand-père y est passé et a peut-être même enseigné à des personnes que l’on connait actuellement. On possède en plus un tableau derrière lequel est écrit « Oran La Marine – École Normale – 1955  » et auquel ce grand-père tenait fort, alors que la place représentée sur la toile se trouvait loin du lieu d’habitation situé dans une zone plus moderne, le plateau St-Michel pour ne pas le nommer. On entre dans la psychologie des personnes, dans leurs attaches profondes, et c’est à ce moment-là que les hasards de la psychogénéalogie, les dates récurrentes, les lieux récurrents, les noms récurrents, peuvent commencer à résonner de toute leur force. 

Plus le contexte est maîtrisé, plus la psychogénéalogie brille de mille feux. 

Les coïncidences se multiplient à l’infini, les individus se répondent les uns les autres à travers tout un tas de noms, de dates, de lieux. Les voix se font entendre et chacun se met à raconter son histoire. Il faut le vivre pour le croire. Il y a un aspect hallucinatoire dont je n’ai pas envie de chercher l’explication parce qu’elle est de l’ordre du mystère.

Le hasard est l’ombre de Dieu dit un proverbe arabe.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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