Roger Dadoun

Comme toujours, ce sont plusieurs signes concomitants qui m’engagent à évoquer quelque chose ou quelqu’un.

Ici, les deux : le quartier juif d’Oran et Roger Dadoun.

C’est une dame avec laquelle j’ai passé des heures à parler de tout et de rien, il y a une dizaine d’années, qui la première a évoqué devant moi Roger Dadoun.

Je ne connaissais pas l’homme. Elle le connaissait bien et l’avait souvent eu au téléphone.

Ça m’impressionnait beaucoup. Mais cette dame-là m’impressionnait elle-même déjà beaucoup.

Je n’étais pas étonné. Juste impressionné. Et heureux d’entendre parler d’autre chose que de mon quotidien.

Le doux plaisir de refaire le monde dans son jardin.

Savait-elle qu’il était d’Oran ?

C’est possible. Probable. Peut-être même me l’a-t-elle dit. Mais il y 10 ans, ce nom-là n’existait pas. Ou alors très enfoui.

Cette dame très intelligente a vite compris qu’Internet était un lieu de respiration pour les âmes en peine, et je m’amuse aujourd’hui de son invitation Google+.

Dernière page du numéro 20 de Simoun : annonce du numéro spécial sur Desnos dirigé par Roger Dadoun.

Elle a raison, d’ici quelques années, Google+ aura gagné la partie contre Facebook. Google est un système ouvert. Facebook est un système fermé. Facebook perdra pour cette unique raison.

Je n’avais plus eu de nouvelles depuis 1 an.

Et puis l’autre jour, j’ai fermé la revue Simoun et je me suis revu au milieu des petits gâteaux, du café, des cigarettes et des éclats de rires dans son jardin.

Simoun avait joué le rôle de la petite madeleine de Proust. Cette fois-ci, c’était Oran qui m’avait renvoyé dans un passé plus proche : Roger Dadoun préparait depuis Paris le numéro spécial dédié à Desnos, poète au destin tragique.

Les illustrateurs s’appelleraient : Picasso, Man Ray, Dora Maar et Desnos posthume.

J’ai assez vite tapé sur mon clavier et j’ai découvert à la fois le site de Roger Dadoun et un texte dans lequel il évoque son enfance à Oran, dans le quartier juif.

Il fait partie d’un très beau recueil de témoignages littéraires rassemblés par Leïla Sebbar : Une enfance algérienne qui sont surtout des enfances algériennes d’auteurs divers et variés.

Il y a aussi un texte d’Hélène Cixous qui habitait la rue Philippe.

Voilà.

Je voulais évoquer ma vieille amie.

Merci Roger.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).

PS : lire l’entretien avec Jean-Michel Guirao, directeur de la revue Simoun

* * *

Ci-dessous le début du texte « Hammam » de Roger Dadoun dans « Une enfance algérienne«

Certains vendredis d’été, tandis qu’Oran titubait assommée de soleil, Shem passait de pénombre en pénombre – jusqu’à ce que, le soir venu, pénétrant dans la synagogue, il baigne dans les flux de lumières et de prières que couronnait dans l’allégresse le Yrdal Elohim Haï.

Le matin, il accompagnait Makammi au marché afin de l’aider à rapporter les deux grands couffins bourrés de victuailles pour les festins sabbatiques. Il insistait. « Mais tu es maigre comme un sloughi ››, disait Makammi, la mère – alors lui, dressant son poing fermé, exhibait aux regards des tout-petits, frère, soeurs et voisins, les cordes saillantes et dures, quoique grêles, de ses naissants biceps.

Les barres du soleil se glissaient tôt, malgré son étroitesse, dans la longue rue des juifs, multicolore et criarde. Les étalages serrés de fruits et légumes, les sacs d’épices, les barils de conserve débordaient largement sur la chaussée et la transformaient en une piste périlleuse où les empoignades verbales fusaient comme des bulles pour crever aussitôt, faire tchoufa. Agressé par tant de bigarrures, l’œil trouvait un peu de répit à contempler quelques larges étals de couleurs uniformes : le vert humide des herbes – menthe fraîche, persil, coriandre ; et l’or des pâtisseries gorgées de miel ; et 1’argent glaireux et vif des cageots de poissons. Dans ce parcours heurté -et tumultueux, des boutiques d’allure cossue formaient des havres d’ombres, cavernes profondes aux capiteux effluves. La grande épicerie Cohen avait l’aspect d`un capharnaüm, avec ses gros sacs de jute aux lèvres retroussées comme prêts à vomir leurs charges de haricots noirs, rouges ou blancs, de pois chiches, fèves et lentilles, ses caisses de bois et ses cartons aux boîtes empilées affichant des étiquettes fabuleuses, ses bidons de fer-blanc et bocaux de verre dont les reflets tortus faisaient loucher vers la gamme éclectique des conserves en saumure – olives en tous genres, cornichons, lupins ou tramous, piments, variantes… Mais dans la réception rapide des commandes, l’alerte enchaînement des opérations, le geste scribe d’un des fils Cohen inscrivant les prix sur un petit carnet avec un crayon coincé aussi sec derrière l’oreille, et le moment sacré du règlement marqué par le froissement tortueux des billets et le sonnant trébuchement des pièces, Shem avait le sentiment qu’en ce temple d’abondance  s’épandait, des dégagements obscurs du très haut plafond, un ordre souverain.

Chez le boucher, la station durait plus longtemps. Makammi s’attardait à examiner avec soin les différents quartiers de viande – « on touche pas, s’il vous plaît, Madame ››, l’admonestait le boucher. Elle s’efforçait de calculer au plus juste le prix que coûterait tel ou tel morceau ; puis ayant décidé, elle exigeait que les pièces sélectionnées et pesées soient nettoyées et découpées selon ses strictes instructions. Shem la harcelait pour qu’elle se fasse donner, outre les habituels os â moelle, un certain bloc osseux du pied d’où il pourrait détacher le rare et bel osselet d’ivoire qui était la gloire des jeux avec ses -quatre faces bien codées et hiérarchisées : le S, le plat, le dos, le creux. Pour avoir la paix, Makammi l’envoyait chez le marchand de beignets qui tenait comptoir juste en face. C’était une annexe de 1’épicerie Cohen, réservée ã la vente du lait, du beurre, du fromage frais – et du petit-lait ou lbenn – commerce laitier qui expliquait l’appellation  « Chez SolIé ›› attachée à l’humble comptoir. Mais son prestige, illustré par le permanent attroupement de clients qui se pressaient au seuil de ce qui n’était rien de plus qu’un antre obscur, le commerçant le devait à 1’incomparable qualité des beignets dont il s’était fait une spécialité. Shem ne se lassait pas de contempler les gestes virtuoses du gras et luisant Monsieur Sollé officiant en blouse blanche dans la quiète pénombre que tricotaient les langues de feu fugaces ou furieuses du fourneau formidable. Muni d’une longue tige de métal, Sollé guidait la cohue ardente des anneaux de pâte, qu’avec maestria il balançait de très haut dans l’huile fumante, vers l’exacte cuisson qu’attestait le doré lumineux de la croûte – merveilleux eldorado. Telle était la magie Sollé dont, aux côtés de Shem, venait se pourlécher, pause chaleureuse au long cours de la matinée, toute une population du marché, jeunes et vieux, Juifs, Arabes et Espagnols, voyous et notables : sous la pellicule finement croustillante, où une mémoire d’huile, après le juste purgatoire dans l’égouttoir, résistait à la caresse ineffable du miel, la chair intérieure du beignet, subtil équilibre de cru et de cuit, livrait sa moelleuse et élastique blancheur toute gorgée d’intimes vapeurs.

Roger Dadoun – Hammam



 

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