J’avais oublié la rue de ces demoiselles.

C’est en parcourant Les Américains en Algérie 1942-1945 que je les ai retrouvées.

Je viens de recevoir le dernier livre de Monsieur Alfred Salinas.

C’est une grande chance d’avoir cet homme-là pour les amoureux d’Oran tant son travail de fourmi donne toujours lieu à des résultats surprenants.

Rien que le premier chapitre vaut son pesant d’or : la préparation ultra-secrète (et complètement foirée) à Oran du débarquement américain du 8 novembre 1942.

Tout en narration reconstituée à partir d’archives américaines.

L’ensemble du livre est d’ailleurs construit à partir des archives américaines.

C’est très dense, mais c’est passionnant.

J’ai déjà un peu parlé des Américains à Oran, puisque Edgard Attias en avait fait un livre formidable construit à la fois sur la grande histoire et les anecdotes, donc je ne vais pas revenir sur le côté militaire de la chose.

J’ai fouillé un peu partout dans le livre (il faut toujours fouiller dans toutes les pages avant de commencer à lire un livre) pour me laisser happer par les petits détails incongrus, et je suis assez vite tombé sur les demoiselles de petite vertu.

Je les avais donc complètement oubliées. Alors que je connaissais la rue coquine d’Oran. Du moins, celle des années 50.

La rue de Wagram est à gauche, au niveau des escaliers. A droite, la rue de l’Aqueduc.

La rue de l’Aqueduc, dans le Derb.

Il y a la Rue de la Révolution, la rue d’Austerlitz, la rue de Wagram, et la rue de l’Aqueduc. Toutes quatre parallèles. Sauf que la dernière n’est pas tout à fait comme les autres.

Un petit texte gentil pour commencer, extrait d’une page web, parce que je ne suis pas là pour choquer les bonnes âmes :

« Ma jeune soeur, intriguée de voir l’affluence des messieurs qui faisaient la queue, souvent avec une dame devant la porte avec un joli tablier (noir avec de la dentelle si je me rappelle et qui donnait un ticket d’ordre pour pénétrer à l’intérieur) avait eu ce mot d’enfant : puisque c’étaient des messieurs seuls, ils venaient sûrement se faire repasser leur chemise !

Cette rue m’a toujours fasciné avec le recul du temps. A l’époque, je ne savais pas trop ce qui se passait à l’intérieur, mais vu la générosité des « touristes » que nous faisions traverser, j’ai été mis au parfum par les plus grands. » (sur le site disparu de JC Pillon)

La rue de l’Aqueduc dans le quartier juif (modifié d’après le plan du site Oran des années 50)

Dans ce paragraphe reproduit en vert (pourquoi ?) il est question des inscriptions « off limits to U.S. forces » sur les murs des quartiers chauds. Les Américains sont surveillés de près et n’ont pas le droit de mettre les pieds rue de l’Aqueduc. Les M.P. veillent.

Les Américains et le sexe : une grande histoire d’amour.

Si j’en crois Alfred Salinas à la page 182, il n’est pas impossible que les petites demoiselles chantent sur l’air de « C’est un mauvais garçon » de Maurice Chevalier, une ritournelle légèrement modifiée qui en dit long sur les goûts et les couleurs de ces dames (du moins est-ce repris dans les casernements français…) :

« C’est un soldat français
Y’a rien à gratter
Vaut mieux qu’on l’évite.
Allons voir Johnny
Pour faire le bonheur de nos nuits.
C’est un américain
Qui n’refuse rien

Sitôt qu’on s’explique
Avec ces braves Américains
Nous n’manquerons de rien. »

Les autorités américaines d’Oran ne sont pas très contentes, semble-t-il, et instaurent l’ordre moral dans Oran.

Alors j’en profite quand même pour glisser un petit « papier décollé » de Jacques Drillon publié il y a quelques jours sur Bibliobs, parce qu’il y avait vraiment de quoi tomber parterre à lire ce genre de choses, à la fin du XIX° siècle.

Je crois que notre époque fait une grosse erreur : elle se croit libérée.

Ce n’est pas à Oran, c’est à Paris, et c’est Proust qui écrit une lettre à son grand-père. Il a 17 ans.

« Jeudi soir [17 mai 1888]

Mon cher petit grand-père,

Je viens réclamer de ta gentillesse la somme de 13 francs que je voulais demander à Monsieur Nathan, mais que Maman préfère que je te demande. Voici pourquoi. J’avais si besoin de voir une femme pour cesser mes mauvaises habitudes de masturbation que Papa m’a donné 10 francs pour aller au bordel. Mais 1° dans mon émotion j’ai cassé un vase de nuit, 3 francs 2° dans cette même émotion je n’ai pas pu baiser. Me voilà donc comme devant attendant à chaque heure davantage 10 francs pour me vider et en plus ces trois francs de vase. Mais je n’ose pas redemander si tôt de l’argent à papa et j’ai espéré que tu voudrais bien venir à mon secours dans cette circonstance qui tu le sais est non seulement exceptionnelle mais encore unique. Il n’arrive pas deux fois dans la vie d’être trop troublé pour pouvoir baiser [.]

Je t’embrasse mille fois et n’ose te remercier d’avance.

Je passerai demain à onze heures chez toi. Si ma situation t’a ému et que tu te rendes à mes prières, j’espère que je te trouverai ou un commissionnaire chargé de la somme. En tout cas merci car ta décision n’aura pour cause que ton amitié pour moi [.]

Marcel. »

Il faut le voir pour le croire, donc regardez-le, c’est à cette adresse par exemple.

Photographie Ramzy Bensaadi

Je ne sais pas dans quelle mesure cette lettre est représentative de la population oranaise du XX° siècle sachant qu’on se trouve dans la haute aristocratie française à la fin du XIX° siècle. Mais il est évident que la prostitution existe au  quotidien, comme la boulangerie ou l’épicerie, ou presque.

Elle est juste plus ou moins bien réglementée.

A Oran, dans les années 40, c’est une histoire de tickets jaunes. Je n’ai pas beaucoup de renseignements là-dessus, je tombe surtout sur des tickets de métro. Il n’y a guère que dans les pièces de Tchekhov, en note de bas de page, que je trouve des informations qui corroborent celles de Salinas :

« Le jaune a également une connotation dépréciative et est peu employé dans les textes. Il est intéressant de constater qu’il est en particulier employé dans le récit Une crise de nerfs pour désigner le divan des prostituées et rappelle le ticket jaune dont elles étaient munies, preuve de ce qu’elles étaient enregistrées à la police. »

A Oran -je ne sais pas si c’est la même chose ailleurs- les contrôles sanitaires de la prostitution sont déplorables et c’est en grande partie la raison de l’interdiction faite aux G.I. de fréquenter la rue de l’Aqueduc.

« En tournée d’inspection dans la région pour le compte du Congrès américain, le sénateur de New York, James Mead, voulut s’assurer par lui-même que l’interdiction était bien respectée. Il visita le 9 août 1943 le quartier chaud de la rue de l’Aqueduc.

La saleté des lieux l’étonna : ordures, gravats et eaux usées encombraient les trottoirs et les cours d’immeubles. Heureusement, il nota la présence de MP’s au visage sentencieux, montant la garde et appliquant rigoureusement les instructions. Cette vigilance lui parut nécessaire car les contrôles sanitaires de la prostitution oranaise manquaient de sérieux.

« Les filles se rendent à intervalles réguliers à la gendarmerie pour le renouvellement de leur fameux ticket jaune qu’on appelle carte de bonne santé et qui est délivré, selon une pratique ancienne, après un examen sommaire, ce qui permet de répandre davantage les maladies » écrivit-il »

La rue de l’Aqueduc actuellement (source : le site de Edgard Attias)

En ce temps-là, la rue de l’Aqueduc était sale, aujourd’hui elle est détruite. Je pense que c’est la partie d’Oran la plus délabrée. Il n’y a plus rien à restaurer. Il faut voir les photos du Derb dans ce coin-là pour se rendre compte à quel point les ruines ont pris possession des lieux.

Si tant est que la prostitution ne fut jamais à l’image du romantisme qu’il en reste dans les souvenirs des uns et des autres, et qu’il faille toujours se surveiller soi-même de ses propres idées reçues sur la question, celle d’aujourd’hui y est devenue terriblement sordide dans les bas-quartier de la ville. On est très loin de l’éducation à la sexualité de la fin du XIX° siècle ou du soi-disant mal nécessaire pour les soldats américains du port d’Oran.

En tous cas, ceux des soldats qui avaient réussi à franchir le « off limits » avec une Oranaise se virent imposer une prescription médicale sévère : un comprimé de 20 mg de sulfathiazole (antimicrobien assez toxique) et beaucoup d’eau dans les 24h. « Deux dispensaires étaient mis à leur disposition, l’un au 3 passage Germain, l’autre au 34 rue Guynemer sur la route de Canastel. »

Alfred Salinas rajoute pour finir cette précision qui prouve qu’il y a toujours des mécontents :

« Les propriétaires des maisons closes se plaignirent vertement auprès de la mairie du préjudice financier qu’ils subissaient. »

La loi Marthe Richard du 13 avril 1946 abolira le régime de la prostitution réglementée en France et imposera la fermeture des maisons closes.

Resteront les prostituées.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).

*

→ Le livre de Alfred Salinas : Les Américains en Algérie 1942-1945

→ Une petite histoire des maisons closes par Romi qui confirme que la prostitution n’a jamais été un milieu romantique.



 

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