Je m’étonne de ne pas en avoir parlé plus tôt.
C’est un des premiers souvenirs évoqués par mon père.
Non seulement il me parle des Fougueras lors de l’entretien du 29 août 2010, mais il l’évoque déjà dans les pages qu’il écrit seul dans son coin, en 2006 :
« La période des feux de la St-Jean était épique. A Choupot, la bourgeoisie n’existait pas. Les nouveaux riches qui s’étaient créés après trois ou quatre générations en Algérie se concentraient dans le centre-ville, face à la mer et au niveau du port. Tous les quartiers d’Oran qui n’étaient pas du centre étaient très populaires et chacun préparait ses feux de la St-Jean.
Une véritable compétition s’exerçait entre les quartiers pour avoir le feu le plus grand. Trois semaines avant le 24 juin débutait le ramassage des chardons dans les champs environnants. Tous les gamins s’y mettaient. Ces grands chardons qui couvraient les champs étaient coupés à la base et mis sur des traîneaux de cordes pour être transportés jusqu’au champ « sacré » où ils s’amoncelaient.
Un espionnage se faisait d’un quartier à l’autre pour savoir où se situait le plus gros tas. Au bout de quelques jours, les guetteurs devenaient indispensables -même la nuit- pour la surveillance de l’immense fagot. Des petits « commandos » d’un autre quartier risquaient d’y mettre le feu, et l’on pouvait très bien se retrouver le lendemain matin devant un gros tas de cendres.
C’était alors le drame et les crises de larmes… puis la vengeance.
La période était vraiment exceptionnelle ; l’âme de la ville apparaissait. Quand le jour fatidique arrivait, on allumait le feu dès la nuit tombée et on l’admirait, certains assis, d’autres dansant autour du grand tas de chardons secs. Il se consumait lentement tout en pétillant.
Lorsqu’il s’éteignait, chacun rentrait chez soi pour se coucher et s’endormir heureux.«
Au fond, ça pourrait suffire. Tout est dit.
Mais j’ai voulu en savoir davantage.
D’où sortait cette tradition et avait-elle la même importance dans tous les souvenirs d’enfants ?
Sur ce dernier point, aucune hésitation, tout le monde se rappelle les légendaires feux de la St-Jean, et c’est dans le quartier de la Marine que les souvenirs paraissent être les plus forts.
Guy Montaner poste deux photos effrayantes dans son coin du site Oran des années 50. La première fois que je les ai vues, je me suis vraiment demandé de quoi il s’agissait, et je me suis cru en pleine guerre… ou en plein moyen-âge.
« Souvenez – vous ! Ce soir, c’est la Saint-Jean ! Depuis des semaines, les enfants du quartier étaient en chasse de tout ce qui pouvait brûler ce soir-là ! Ils avaient même une cachette, pour ce trésor ! Ce soir est donc le grand soir… Nous sommes à la Calère, sur la place Isabelle, tout est en place… et que le spectacle commence ! Amitiés à tous. Guy. Je ne vous raconte pas l’histoire de ces grands feux… Hoguéras, Foguras, comme vous voudrez, il y en a de si belles et si bien racontées par des amis.«
Il faudrait pourtant raconter l’histoire de ces grands feux. Je ne trouve pas celles racontées par les amis…
Salinas me donne quelques indications historiques, comme d’habitude, si bien que j’y vois un peu plus clair dans la tradition.
« Les « Fogueras de San Juan » (feux de la Saint-Jean) qui animaient les soirées alicantines du 24 juin furent exportés à Oran où, sous l`impulsion de l’exportateur de vins Carlos Ramos Pinsa, un Comité des fêtes d’Alicante s’était créé. Pour permettre à un maximum d’Oranais de se rendre sur la péninsule pour assister à ces festivités, les autorités espagnoles décidèrent en 1933 de ne point exiger de passeports. Côté français, on ne souleva aucune objection. L’initiative fut un succès. Deux bateaux furent affrétés.
Des familles entières qui n’avaient pas revu le pays natal depuis plus de trente ans en profitèrent, munies d’un simple certificat visé parle Consulat. Une fois débarquées, certaines se rendirent à Santa Pola, d’autres à Elche, à Orihuela, à Aspe, à Monforte del Cid où des parents les attendaient, impatients de savoir si elles vivaient mieux là-bas qu’ici. Une délégation oranaise représenta officiellement la ville à Alicante. Elle comprenait notamment Francine Figueredo, élue reine des Fogueras d’Oran. On l’entoura de toutes les attentions.
Un carrosse l’amena, revêtue de ses plus beaux atours, jusqu’aux Arènes, sous les ovations de la population. Baigné par un rayon de lune, le feu de joie oranais, installe Plaza del Mar, émerveilla. La Chambre de commerce locale lui décerna le premier prix qui était doté d’une somme de 200 pesetas. L’opération fut renouvelée jusqu’en 1936 où cette année-là ce furent quatre bateaux remplis d’Oranais qui accostèrent à Alicante.
La guerre civile interrompit provisoirement ces échanges.«
Mais j’ai le sentiment que ce sont les enfants qui en gardent les souvenirs les plus intenses. Et à la Marine surtout. Ailleurs, je n’en vois pas de trace, alors que mon père était de Choupot.
« Le soir du 23 juin , pour la St Jean , un brasier était allumé sur les places (Nemours, Isabelle, La Perle, etc…) ; tout le quartier sortait admirer les feux, les grands comme les petits sautaient autour du brasier ; certains téméraires tentaient un saut au dessus des flammes sous les applaudissements ; les rires et les pétards fusaient, tandis que les « Fèves au cumin » étaient traditionnellement fort appréciées. » (site de la Marine sur la page « coutumes » d’où je tire la très belle photo ci-dessous).
Ainsi donc, puisque je ne trouve pas de détails plus explicites, je retourne à mon père et à l’entretien du 29 août 2010 :
« Il y avait aussi l’époque du mois de juin où il y avait les feux de la St-Jean qu’on appelait la « Fuguera ».
On allait couper des chardons dans les champs qui n’étaient pas loin, on les ramenait en les traînant avec des cordes sur des espèces de charrues, on en faisait un tas de dans le terrain vague immense qui se trouvait en face pour le faire brûler le jour de la St-Jean.
Et alors c’était la guéguerre entre les quartiers qui avaient la plus grosse fuguera si bien qu’il y avait des gamins qui partaient le soir pour mettre le feu à la fuguera de notre quartier s’ils voyaient que notre tas étaient plus gros que le leur et qu’on risquait de gagner le jour de la St-Jean. On se retrouvait le matin avec la fuguera qui n’était plus qu’un tas de cendres. Alors ils mettaient des guetteurs.
C’était une ambiance espagnole. Je ne vois pas un français faire ça.«
Oran était une ville espagnole.
Le jour où on a compris ça, on a quand même fait un grand pas.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)