Schelomo et Zorah habitaient donc là.
Je me devais d’aller jeter un œil du côté de cette ville mythique.
Mythique parce qu’elle a toujours été un centre religieux important, que j’en avais un peu entendu parler dans la famille, et que le nom sonne comme des billes d’or qui s’entrechoquent.
« La ville la plus splendide d’Algérie sous le rapport du paysage » dixit un certain M. Ardouin du Mazet, des bureaux arabes, en 1875 :
« Qu’on se figure, sur la marge d’une plaine immense, un rideau de montagnes couronnées d’un diadème de roches rougeâtres, abruptes, admirables de couleurs. Du haut de ces roches, des cascatelles riantes tracent sur les flancs dénudés de la montagne un délicieux sillon de lauriers roses et de grandes herbes. Plus bas, une succession de vignes, de champs, de vergers, entourent ou dominent des roches isolées qui semblent surveiller le paysage.
Plus bas encore, pendant près de deux lieues dans tous les sens, s’étend une forêt d’oliviers, de grenadiers, de figuiers, de térébinthes, au milieu de laquelle la ville se dresse dans sa ceinture de remparts un peu gris, blanche comme la neige de nos glaciers. Tout autour, les villages, les fermes, les Koubbas, les mosquées trouent la nappe de verdure.
Quand on a parcouru les autres parties de l’Algérie, ce paysage éblouissant, si différent des plaines monotones et des montagnes pelées du reste du pays, se grave dans la pensée avec toute sa splendeur et son coloris. » (Études algériennes. L’Algérie politique à travers la province d’Oran. Lettres sur l’insurrection dans le Sud oranais. Paris, Librairie Guillaumin et Cie, 1882.)
Je ne m’étais pas penché plus que ça sur la ville.
Récemment, pourtant, elle avait commencé à faire son apparition sous la forme étrange d’une attaque de diligence dont on peut se faire une petite idée sur ce début de récit (la totalité se trouvant sur le site Histoires d’Afrique du Nord). Mais dans mon obsession maladive, je cherchais le moyen d’en parler depuis Oran, sans vraiment parvenir à un résultat acceptable.
Donc je remettais à plus tard.
Jusqu’à l’arrivée impromptue de Schelomo et Zohra, natifs de Tlemcen ; parents de Meriem, native de Tlemcen ; mère de ma grand-mère, native de Tlemcen.
On met parfois du temps à se débarrasser de ses obsessions pour découvrir les évidences les plus criantes : la branche maternelle de la famille arrive de Tlemcen.
Ce blog n’en deviendra pas pour autant un blog sur Tlemcen, mais enfin, si je veux parler de transmission, il va bien falloir que j’y aille de temps en temps.
Tant mieux, c’est une très belle ville, totalement horizontale, très différente d’Oran (« la plus européenne des villes d’Algérie ») qui se verticalise de plus en plus au fil des ans, avec son paroxysme de gratte-ciel dans les années 50.
« [Tlemcen] est une forme compacte, c’est l’horizontalité qui est la règle dans ce type d’établissement. Les maisons ne sont que les tombeaux d’ici-bas. Car, l’horizontalité est la forme qui récuse la fatuité et l’orgueil. Ce qui est couché et aplati renvoie à l’humilité et à la soumission. La verticalité est une exception réservée aux édifices exceptionnels (Qubba, minaret). Sa symbolique renvoie au sublime. » (source)
En 2011, la ville est désignée « capitale de la culture islamique » par l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture, et ce pour un an (un article fait le bilan 4 ans plus tard. Il y a un avant et un après Tlemcen 2011). C’est la seule ville d’Algérie qui a droit à cet honneur depuis 2006. Et c’est une ville à l’organisation très réfléchie, depuis toujours, il suffit de lire cet article pour s’en convaincre (NB : je n’ai pas trouvé le quartier où les cordonniers exercent et c’est bien dommage)
Par contre, comme partout ailleurs, les juifs ont disparu.
Dans le temps, il y avait un quartier juif, qui se situait entre l’esplanade du Mechouar et la Grande Mosquée, au niveau de la Synagogue. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’il reste davantage que des tombes ancestrales, et plus particulièrement celle du fondateur de la communauté juive de Tlemcen, le rabbin Ephraim Enkaoua, « inhumé au dehors de la ville, dans un petit cimetière situé en face du vieux cimetière juif sur la route de Hennaya. »
« Sa tombe devint un lieu de pèlerinage qui attira les foules d’Afrique du Nord jusqu’à l’Indépendance du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie. La Hiloula du Rab y était célébrée en même temps que celle de l’illustre Bar Yohai, le trente troisième jour de l’Omer, bien que la date de son décès soit connue.
Cette Hiloula était un événement à Tlemcen, les personnes qui y ont assisté en gardent un souvenir inoubliable, cette fête durait presque huit jours et donnait l’occasion d’organiser des rencontres pour de futurs mariages. » (source : terredisrael.com)
Le quartier juif a souffert de « l’alignement » (construction des grands boulevards à l’arrivée des français) de la ville qui l’amputa d’une partie de ses maisons (note 30).
J’imagine qu’il s’agit de la Rue de France, qui relie le Mechouar Sud-Nord au Boulevard National Est-Ouest.
C’est justement le trajet qu’empruntait la diligence de Tlemcen pour rejoindre la porte d’Oran, depuis la rue de Fez, en passant par l’esplanade du Mechouar, puis par la Grande Mosquée, pour stationner un temps place des caravanes (je n’arrive pas à la situer), avant de s’engager Boulevard National pour sortir enfin de la ville par la porte d’Oran, en pleine nuit.
« A l’époque qui nous intéresse [1856, attaque de la diligence] la ville comptait 15000 habitants environ, dont 2500 Européens et le reste composé d’Arabes, de Berbères, de Juifs et d’Africains noirs.
Au sud se trouve le Méchouar, ancienne demeure royale dont il ne reste plus que les deux tours, la muraille crénelée et la mosquée. A l’ouest le quartier juif et sa grande rue Haëdo menant vers le centre. Aujourd’hui encore existe la grande synagogue.
Au nord-ouest s’élève déjà la nouvelle ville avec sa place et sa rue Napoléon, qui devient place Cavaignac, et le boulevard National sur les bords duquel s’érigent de nouveaux immeubles, en remplacement des taudis. Au nord-est, entre les portes d’Oran et de Sidi bou Médine, se situe le quartier des marchands. » (source : Histoires d’Afrique du Nord)
Il faut jeter un œil sur ce tableau pour se rendre compte de l’évolution historique complexe de la ville. Pour ne parler que du tout début de la période française, lorsque Schelomo nait, en 1840, Tlemcen n’est plus française depuis 1836, lorsque Zohra naît, en 1848, la ville est redevenue française depuis 1842.
« En 1830, elle était marocaine. C’est la défection des Koulouglis commandés par Ismaêl et passés à la France qui permit la prise de Tlemcen par le général Clauzel le 12 janvier 1836. Celui-ci installa une garnison sous les ordres du capitaine Cavaignac. On connaît la suite. En 1837 est signé le traité de la Tafna entre l’Emir Abd el Kader et Bugeaud qui lui cédait Tlemcen. La France reprit la ville en 1842. »
Je ne sais pas où habitaient Schelomo et Zohra. Je ne sais donc pas où sont nées Meriem et ma grand-mère. Mais je sais où était le quartier juif.
J’imagine qu’ils devaient s’y trouver même si rien n’est jamais sûr en la matière. Tout est possible. Il faudra chercher.
Restera finalement à retrouver les tombes au cimetière israélite.
A deux pas de la Porte d’Oran.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).
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pelerinage des juifs de tlemcen en 1978 par lutherking
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L’histoire qui fonda la légende de l’illustre Ephraim Enkaoua, dit Nkaoua, futur Rab de Tlemcen (source) :
Ephraim Enkaoua était le fils du célèbre rabbin et écrivain Israel Enkaoua –l’auteur du Menorat Ha Maor–, qui avait trouvé la mort à Tolède en 1391. Il avait fait en Espagne des études rabbiniques très poussées, et il y avait également appris la médecine. Les événements de 1391 l’incitèrent à quitter le pays et à chercher une existence nouvelle en Afrique du Nord.
Quelque temps plus tard, il prit la route de Tlemcen et c’est alors, rapporte la légende, qu’un Miracle se produisit pour lui. Il s’était en effet arrêté pour célébrer le Shabbat dans un lieu fréquenté par les lions, convaincu que le Seigneur le protégerait : il y resta donc seul, cependant que la caravane dont il avait fait partie s’en allait.
Le soleil commençait à baisser lorsqu’un lion surgit d’un buisson. Il s’approcha du rabbin et s’accroupit devant lui comme s’il avait été un petit chien. Par crainte du lion, tous les animaux s’éloignèrent de R. Ephraim. Il en fut ainsi jusqu’à l’issue du Shabbat : le lion ne l’avait pas quitté.
Il s’aperçut alors que le lion tenait entre ses mâchoires un serpent dont les extrémités se rejoignaient : elles étaient liées sur sa nuque comme un licou. Le rabbin comprit ce signe. Il enfourcha le lion, prit le licou en main, et arriva à Tlemcen.
Le rabbin Haim Bliah qui rapporte ces événements rappelle qu’il était alors interdit aux Juifs d’habiter dans la ville même de Tlemcen, dont le séjour était réservé aux Musulmans. R. Ephraim et les quelques Juifs qui ne s’étaient pas éloignés de cette métropole résidaient donc dans un faubourg proche de Tlemcen.
Or à ce moment la fille unique du gouverneur de Tlemcen tomba gravement malade. Les médecins de la ville ne savaient que faire pour la soigner. C’est alors qu’on se souvint qu’un médecin expert venait d’arriver d’Espagne. Le gouverneur le fit chercher et lui dit :
« Sauve-la et je te donnerai ce que tu veux ! » Il réussit à guérir la malade, et son père éperdu de reconnaissance, lui dit : « dis-moi le salaire que tu réclames ! »
R. Ephraim ne lui réclama ni or ni argent. Il lui demanda seulement d’autoriser ses frères à s’installer à Tlemcen et de leur accorder un quartier particulier où ils pourraient s’établir. C’est le quartier qu’on devait appeler le quartier des Juifs qu’il reçut pour sa peine. Les Juifs s’empressèrent de s’y installer et d’y construire une synagogue. Le rabbin Ephraim Enkaoua fut bientôt connu comme le Rab par excellence et il est appelé ainsi encore de nos jours.
Il vécut à Tlemcen jusqu’à son décès survenu en 1442.
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