Il y a des photographies qui donnent envie d’écrire.
Celle du cinéma Le Familia, dans le quartier de la Marine, par exemple, est juste exceptionnelle.
J’ai du mal à savoir ce qui me plait dans cette foule, mais il n’est pas besoin de réfléchir pendant des heures pour comprendre que l’image est hors du commun, extrêmement mystérieuse, et même un brin fantastique.
Elle me rappelle la fin de Shining.
Ce film de Stanley Kubrick dans lequel le gardien d’un hôtel cherche à tuer sa femme et son fils, et à la fin duquel une très vieille photo datant de 1921 vient surprendre le spectateur en un lent zoom sur le personnage central de l’assemblée, qui se révèle être le héro principal du film : éternel retour du même, le gardien a toujours été là, et de toute éternité. La boucle est bouclée. Parcours cyclique et prison temporelle.
Ce qui fait le mystère des photos de Shining ou du Familia, ce sont les regards ; et plus exactement, la convergence des regards, tous fixés sur le photographe.
Le passé qui regarde le présent.
On cherche un autre soi au milieu des visages, et l’on craint de s’y reconnaître, au détour d’un sourire ironique.
Inquiétude fondamentale des origines, que le Familia exprimait à merveille, puisque les habitants de la Marine venaient retrouver sur l’écran les traces de leurs racines espagnoles :
« Située boulevard Oudinot, dans le quartier de la Marine, elle [la salle du Familia] fut presque entièrement consacrée à la projection de films hispaniques en version originale.
Entre le balcon et le parterre, sa contenance ne dépassait pas les 400 places, les sièges n’étaient guère confortables, c’était le cinéma du pauvre où l’on oubliait sa condition sociale en partageant un moment de l’existence des grandes vedettes de l’époque comme l’actrice Imperio Argentina que le nazi Joseph Goebbels adula.
Seules entorses à l’hispanité, les séries B américaines (les westerns notamment) animaient les « matinées » des jeudis. Les gosses s’y précipitaient ; ils achetaient les places les moins chères du parterre, celles des premiers rangs, et dès que la lumière s’éteignait, ils se regroupaient au fond de la salle pour mieux jouir du spectacle. » (Alfred Salinas dans L’Opération Cisneros)
Rien à voir avec le tout dernier cinéma d’art et d’essai « Le Club », installé dans le passage de l’Empire entre la rue de la Bastille et la rue d’Alsace Lorraine, qui diffusait en 1960 « Et mourir de plaisir » de Roger Vadim, histoire de vampire métaphorique, tout à fait dans le courant de la Nouvelle Vague, mais probablement incapable de rivaliser avec le chanteur fantaisiste Baba Ali et son « Besame mucho » sur la scène voisine de l’Empire, lieu de tous les spectacles de divertissement. (Voir la vidéo à 3’40, en bas de l’article sur les patios).
Et comme le dit très bien Alfred Salinas à propos de Joséphine Baker qui vient chanter dans les lieux en 1941 « j’ai deux amours : mon pays et Paris », Oran est prise entre deux amours, la France et l’Espagne, que les deux cinémas colocataires du Passage de l’Empire reflèteront très bien, même si Oran a l’Espagne au fond des cœurs, et depuis toujours.
Mais l’Empire n’est pas qu’un cinéma, le dimanche matin, c’est radio-crochet, ce fameux concours de chant radiophonique rythmé par les sifflets du public qui permettent de passer sans pitié au candidat suivant, et c’est aussi théâtre, voire spectacle de magiciens, avec les esquimaux distribués par les ouvreuses.
Là, c’est ma mère qui raconte (avec une petite pointe d’agacement toutefois, parce qu’elle n’aimait pas beaucoup l’ambiance de la ville, et surtout de sa famille) :
« Je crois qu’il y avait encore des places numérotées et des ouvreuses pour placer les gens. Mon amie Vincente, justement, sa mère était « placeuse » comme disaient beaucoup de gens. Les cinémas étaient en ville. De toute façon, on ne serait pas allé dans les cinémas à la périphérie, mais il devait y en avoir.
Tout le monde achetait des esquimaux – non, pas tout le monde, car c’était cher – il n’y avait que mon père et quelques autres qui tenaient à montrer qu’ils n’en étaient pas à quelques francs près. Le dimanche, bien sûr, il y avait moins de monde dans les rues, alors à la sortie des cinémas, les rues se remplissaient de nouveau.«
Du côté du Casino Bastrana, en bas de la rue Philippe, j’ai un peu de mal à savoir exactement ce qu’il en est. La salle semble à la fois ouverte et fermée, j’ai des témoignages un peu contradictoires à ce sujet, ou alors je n’y comprends rien, hypothèse la plus probable.
Ce qui est sûr, c’est qu’au début des années 60, les élèves du Cours Descartes (école privée de la rue Monge) y jouent « La Famille Hernandez » (typique du quartier de Bal el Oued à Alger) parce qu’ils viennent de remporter un concours dans la Métropole, et qu’au milieu des autres spectacles scolaires qui se déroulent à cet endroit, tout le monde veut les voir.
C’est presque étonnant quand on connait par ouï-dire le mépris réciproque que se vouent les deux grandes villes algériennes, Alger la Blanche, où les nombreux fonctionnaires français sont couchés vers 22h, et Oran, où les commerçants espagnols finissent à peine de manger, et se préparent pour sortir à la découverte de Baba Ali ou Joséphine Baker, pas très loin de la rue d’Arzew.
Autour de la rue d’Arzew, c’est d’ailleurs pléthore de cinémas.
Franchement, je ne m’y retrouve pas.
J’écoute les uns et les autres, je lis, j’essaie de me faire une idée, mais c’est compliqué, et plus encore à retranscrire.
Il semble que le Régent soit le cinéma qui fasse la fierté de la ville. A l’époque, la façade est considérée comme moderne, et l’intérieur est assez grand, pourvu de balcons (comme le Familia), puisqu’il s’agit le plus souvent d’anciens théâtres.
J’arrive à conserver une idée de l’entrée du Lynx-Miramar, puisque deux lynx s’entrecroisent au pied des escaliers, et je vois assez bien le Mogador avec son éclairage blafard et ses colonnes torsadées.
J’arrive aussi à me rappeler des intérieurs du Lynx-Miramar et du Century parce qu’ils me semblent assez « modernes » (un peu comme « Le Club » à côté de l’Empire), de l’intérieur du Mogador à cause des panneaux « défense de fumer » à droite et à gauche de l’écran, de l’intérieur de l’Empire à cause de son incroyable plafond voûté, et de celui de l’Opéra parce qu’il ressemble bien à un opéra tel que je l’imagine, et surtout tel que je peux le voir à Bordeaux, même si je n’y vais pas tous les quatre matins…
Pour le reste, il faut bien avouer que sauf à y passer des heures, je n’arriverai jamais à me rappeler l’aspect des façades de chacune des salles. (Et puis si c’est pour retenir les panneaux « défense de fumer », autant éviter.)
Il semblerait qu’il y en ait une trentaine dans la ville, si l’on comptabilise les cinémas de quartiers, comme le Familia à la Marine, ou le Mondial à Choupot.
Mais ce serait oublier les deux Théâtres de Verdure, au Petit Vichy et au Parc Municipal.
A noter que Monsieur 100 000 volts est venu briser quelques chaises en face de Rozalcasar, et que Line Renaud y a chanté sa Cabane au Canada, qui date tout de même de 1948. J’aime ces chansons ambiguës, dont les années 60 raffoleront encore plus que moi… pauvre France Gall.
Et quand il n’y a plus de sièges parce que les fans de Gilbert Bécaud ont tout cassé, il reste encore les arènes et ses 12 000 places, pour accueillir les Platters. Mais…
« Les Platters : la plus grande escroquerie du spectacle à Oran. Ce groupe qui est à l’origine de nombreux mariages à Oran et ailleurs avec Only you, The Great Pretender, et tous les slows de leur répertoire, sont venus aux arènes, cinq chansons et au revoir.
Au prix des places, il y avait de quoi ne pas être content. Malgré les rappels, rien.
Les coussins ont commencé à voler, et une manif s’est déclenchée, heureusement sans grands incidents. »
C’est René Mancho qui révèle les coulisses du scandale sur le site de JC Pillon : il faut lire la page consacrée aux arènes. Il y a quand même eu du beau monde dans cette enceinte, à commencer par le Duke.
C’est assez incroyable à écrire, mais en termes de spectacles, il n’y avait guère que Paris à pouvoir rivaliser. La province était dans les choux.
Quand je pense qu’à Montpellier, à la même époque, ils faisaient des petites représentations de magiciens entre les actualités et le film.
Ridicule 🙂
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)
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NB1 : Je dois beaucoup à notre ami Émile Gonzalez pour le contenu de l’article, ainsi que pour les quelques photos par-ci par-là. Qu’il en soit remercié.
NB2 : Allez aussi voir la page dédiée aux cinémas sur le site de Edgard Attias.
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Quelques photos d’intérieurs de cinémas. J’en ai peu… Si vous trouvez d’autres intérieurs de salles de spectacle, n’hésitez pas à laisser un message quelque part.