Hélène Cohen

Il y a beaucoup de raisons de décider de ne plus parler.

J’en connais au moins deux dont j’ai pu vérifier une fois de plus les origines.

Mardi soir, France 3 diffusait un reportage sur des disparus européens de la région d’Oran (Beni Saf) après le 19 mars 1962. Je n’entrerai pas dans les détails.

Ce qui m’a marqué, c’est qu’on y voit une femme (Hélène Cohen) qui part à la recherche de son histoire parce qu’elle apprend subitement, à la mort de son père, que celui-ci avait une sœur disparue en juin 62 avec cinq autres personnes, dont ses parents.

Il n’en avait jamais parlé.

Lorsque la souffrance dépasse un certain seuil, il devient impossible de parler. Je m’explique mal ce lien, mais il est là, je le sais. C’est un vrai problème parce que le silence est un frein au dialogue et de manière plus spécifique à la transmission.

Ça arrive dans toutes les guerres et c’est pareil dans les deux camps. C’est terrible aussi pour les générations qui suivent.

L’entourage se trouve confronté à des attitudes incompréhensibles. Il n’en connaît pas l’origine, il regarde tout ça avec beaucoup de perplexité, et comme il lui faut malgré tout des explications, il s’en fabrique de mauvaises parce qu’il ne connaît pas l’histoire.

C’est un cercle sans fin engendré par le silence de la souffrance.

Parfois, je me demande si cette propension au silence ne se transmet pas elle aussi.

Mon attirance pour le silence est profonde. De plus en plus avec l’âge. Je lui trouve même certaines vertus dans une époque au bruit et à l’agitation  presque insupportable.

Car il y a une autre raison au désir de silence. Les grandes idées martelées à l’infini.

Mon père voyait arriver avec beaucoup d’appréhension le cinquantenaire de l’indépendance algérienne. Il savait que les médias allaient en faire des tonnes parce que le sujet est porteur et qu’il permet de ramasser de bonnes audiences.

Il savait aussi la manière dont le sujet serait traité. Il savait tout ce qui arriverait et je le savais aussi. Et devant ce tonnerre médiatique si prévisible, la tentation de fermer les yeux, les oreilles, et la bouche est énorme. Face à ce genre de déballage, il n’y a que les médias pour croire qu’on meurt d’envie de les regarder.

Je n’ai quasiment rien suivi, pour ma part. Un reportage sur Arte parce qu’il y avait l’écrivain Pierre Guyotat (que je voulais entendre sur l’Algérie) et un document de Benjamin Stora sur Constantine.

Celui d’hier soir, je l’ai surtout regardé parce qu’il y avait quelqu’un dans ma position, à la recherche d’une parole enfouie. Je voulais voir comment le sujet serait traité.

Hélène Cohen – « Algérie 1962, l’été où ma famille a disparu » – Se procurer le livre – Voir le documentaire en fin d’article

Malheureusement, il est toujours traité de la même manière.

90% du document est tourné vers l’histoire, 10% seulement vers l’esprit de celui qui cherche. Or le mouvement intérieur est fondamental. Hélène Cohen le sait, elle met en forme cette recherche, mais elle se laisse happer par son histoire et perd peu à peu le silence de son père.

Elle perd la seule chose qui m’intéressait avant d’allumer la télé : comment ce silence s’est-il manifesté entre elle et son père jusqu’au jour de sa mort ?

La vraie question n’est pas du tout : comment ont-ils disparu ? La vraie question est : comment cette disparition a-t-elle été à l’œuvre dans la vie d’Hélène Cohen alors qu’elle n’avait pas connaissance de ce serpent sous-marin ?

Lorsqu’on parle de transmission, bien souvent, on se trompe.

Ce n’est pas tant sur l’objet qu’il faudrait s’attarder que sur la manière dont il serpente dans les cerveaux au fil des générations. En abordant la question de cette manière, on commencerait à prendre en compte les enfants de pieds-noirs et surtout la façon dont eux aussi, indirectement, se sont trouvés déstabilisés par les événements survenus à leur parents.

Les disparus d’Hélène Cohen vivaient dans sa tête depuis le jour de sa naissance.

Il lui suffisait de regarder le silence de son père pour les voir.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

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