Pour être précis, il s’agit de la rue du matelot Landini.
La plus belle rue d’Oran.
Celle qui se trouve de l’autre côté du tunnel Boutin, sous les jupes de l’église St-Louis, et qui dévale sa pente vers la rue haute d’Orléans.
La plus belle rue d’une ville imaginaire que je parcours depuis des mois, la plus belle par une photo seule qui surpasse toutes les autres en terme de vitalité, la photo de la dame à la robe multicolore.
Dans la vraie vie, Oran est riche de toutes ses rues, mais dans le monde virtuel, la quintessence d’une époque est venue se loger dans les couleurs d’une photo rose, photo dont on a bien voulu me souffler le nom, un jour, au détour d’une conversation en ligne : la dame de la rue Landini.
A partir du moment où le nom existe, la photo peut commencer à s’écrire.
Je sentais déjà intuitivement qu’Oran était d’abord une histoire de couleurs et de lumière, et c’est peut-être la raison qui me ramenait régulièrement vers la dame de Landini, multicolore et lumineuse elle-même.
La lumière, c’est Jeanne Cheula qui m’a mis sur la piste dans Hier est proche d’aujourd’hui, un livre écrit dans une langue d’une admirable pureté :
« Le charme d’Oran est plus brutal. Cela tient d’abord à l’acuité de la lumière, une lumière dont on croit toujours avoir tout dit, mais sur laquelle on revient sans cesse, car elle est l’essence même de l’Oranie : une lumière vibrante, changeante au gré des heures, et qui donne un relief sensible aux moindres choses. »
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Quant aux couleurs, c’est encore Yves Saint Laurent qui en parle le mieux -je n’aurais pas forcément fait attention sans ces quelques phrases- et voilà le patchwork qui devient une évidence.
« Notre monde à l’époque était Oran et non Paris. Ni Alger, la ville métaphysique de Camus aux blanches vérités, ni encore Marrakech et sa bienfaisante magie rose. Oran, une cosmopole de commerçants venus de partout, et surtout d’ailleurs, une ville étincelant dans un patchwork de mille couleurs sous le calme soleil d’Afrique du Nord. » (Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent)
Une couleur qui se devine à travers les murs, les volets, et les balcons de la rue Landini, quand le regard remonte sur la gauche, depuis les enfants jusqu’au tunnel ; une lumière omniprésente dans les ombres au sol, sur les habits, sous les chapeaux, et jusque dans les yeux plissés.
Le tout sous le regard bienveillant de l’église St-Louis, vieille grand-mère séculaire habituellement tournée vers la place de la Perle, mais toujours protectrice des enfants qui s’amusent dans son dos, rue du matelot Landini.
Et puis, quelques mois plus tard, la seconde photo arrive.
Une très belle image, elle aussi, mais plus étrange.
Manifestement, elle est prise le même jour : même robe multicolore, mêmes habits pour les enfants, et même sac pour les courses. Mais la lumière de la rue du matelot Landini est perdue, comme les sourires, le mouvement, les couleurs, subitement délavées.
J’apprends que la photo est prise après l’Indépendance.
De droite à gauche : « Le magasin Salero, la boulangerie Ruiz, et les bars du Luxembourg et du Nautic sont fermés […] il y avait également beaucoup plus de voitures dans les rues […] c’est pourquoi Tewfik pouvait descendre la rue en carrico, c’était impossible avant […] le trafic était important dans la rue, elle n’était pas large, les voitures étaient garées des deux côtés et le bus n° 6 passait toutes les 10 minutes. »
On pourrait aisément tomber dans le symbolisme d’un avant joyeux et d’un après triste, mais les choses n’étant jamais simples, la topographie des lieux vient immédiatement contredire cette hypothèse : la dame se trouve place Émérat, et se dirige manifestement vers l’Est de la ville, du côté de la rue du matelot Landini.
Je la vois mal faire demi-tour et s’engager rue basse d’Orléans, même si évidemment, tout est possible.
Et vu l’endroit où elle se situe dans la rue du matelot Landini, elle a du arriver par en haut, soit carrément par la rue de l’Arsenal, près du tunnel Boutin (peu probable), soit par la petite rue intermédiaire visible à mi-pente sur la photo (rue de Lodi) plus proche de la place Émérat.
Il semblerait aussi que la rue du matelot Landini soit plus vivante avant 1962, et qu’à l’époque de la photographie, il y manque déjà quelques voitures, même si je trouve la route bien étroite. J’espère qu’elle était à sens unique.
La petite fille en robe rouge qui pose sur la photo ne faisait probablement pas partie de la famille, et je l’imagine en train de courir au milieu de la rue (comme le petit garçon) pour venir s’inscrire dans le cadre du photographe, le tout sous le regard perplexe d’une jeune femme à la robe blanche, au loin, devant sa porte d’entrée.
Face à cette scène, deux questions me viennent à l’esprit :
- Pourquoi quelqu’un se trouve-t-il là, à photographier trois membres d’une petite famille, aussi bien place Émérat que rue du matelot Landini ?
- Pourquoi les jeunes enfants de l’autre côté de la rue désirent-ils absolument se trouver sur la photo ?
Il est évident que je ne hasarderai aucune hypothèse. Les questions sont faites pour se poser des questions. Et ça m’arrange comme ça.
Il faut savoir que la partie basse du quartier de la Marine a été complètement rasée dans les années 80 sous prétexte de risque sismique, et qu’il ne reste plus aujourd’hui que l’école Émérat, perdue au milieu d’un no man’s land totalement surréaliste quand on le découvre pour la première fois.
S’il fallait chercher un peu de symbolisme quelque part, peut-être le trouverait-on du côté de la première photo, rue du matelot Landini :
Le trottoir de la dame n’existe plus. Celui d’en face est toujours là.
Histoire d’une ville hémiplégique.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)
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NB1 : Pour des informations plus précises sur cette zone détruite de la Marine basse (et sur la Marine tout court !) il y a une page très complète de José Bueno avec photos légendées à l’appui chez JC Pillon – Aussi un article très intéressant de la revue Méditerranées, « Construire en zone à risques, le cas de la Calère à Oran » duquel j’avais d’ailleurs tiré un article simple (l’un des premiers) où je me posais quelques questions à propos de Wikipedia…
NB2 : On m’a fait remarquer que la photo ne pouvait dater que d’après l’Indépendance vu la robe de la dame. C’est sûr… Et j’explique mal mon aveuglement.
Réponse de Guy Montaner : Le matelot Landini , Charles Paul , matelot de 3ème classe, sans spécialité est mort aux Dardanelles. Il est né le 26 janvier 1891 à Oran. Son bateau a été coulé en mars 1915 ; était-ce le Gallois ou le Bouvet… Au même moment un autre Oranais disparaissait également, et au même endroit : Juan-José Gonzalès, né le 21 janvier 1891 à Bou Tlélis. Mais sur quel bateau ?…