Revoilà donc les Bains de la Reine.
Accompagnés cette fois d’un lépreux.
C’est Émilienne Muzard qui m’apprend la légende, tout droit sortie du numéro 113 de l’Écho de l’Oranie, paru en décembre 1975.
« Un notable de la région attrapa la lèpre. Abandonné de tous et souffrant mille morts, il vint un jour à demander le secours d’un vieux marabout qui vivait juste à l’endroit où devait jaillir la source. Le saint homme implora Dieu et son prophète et tout à coup, à ses pieds, une eau chaude se mit à sourdre.
Notre lépreux recouvra la santé.
Cette miraculeuse guérison fit la réputation de la source et attira une foule de malades de toutes sortes y compris des fous, des femmes stériles et même des vieillards en quête d’un second souffle. En réalité, les vertus curatives de cette source ne portaient que sur l’arthrite.
L’infortunée Jeanne de Castille, mère de Charles Quint (d’où le nom de ces bains) et le cardinal Jimenez de Cisneros venaient s’y baigner (dans des baignoires de faïence). Cet établissement a vécu jusqu’à la veille de la dernière guerre pour la réalisation du port de Mers-el-Kébir.«
L’erreur serait de croire que les légendes ne servent qu’à colorer la vie.
S’il s’agissait seulement de rendre des lieux plus agréables, ou des périodes plus douces, les légendes ne traverseraient pas les époques. Ces histoires incroyables (au sens premier du terme) sont là pour rappeler qu’il existe un Mystère, identique à celui que chacun a pu connaître durant son enfance, quelle que soit la fête de l’année.
Lorsqu’il croyait encore à l’incroyable.
A la question « êtes-vous croyante ? » Marguerite Duras répond :
« Savoir que s’il y a une divinité, elle ne réside qu’en nous, du moment que seul le vide nous entoure, n’aide pas à résoudre le problème. Ne pas croire en Dieu n’est qu’un credo de plus. Je doute qu’il soit possible de ne pas croire du tout. » (La Passion suspendue : Entretiens avec Marguerite Duras).
Je précise tout de suite que Marguerite Duras n’était pas croyante. Elle était athée :
« Dieu était totalement absent de mon paysage premier. […] Je n’ai jamais été croyante, jamais, même enfant. Et même enfant, j’ai toujours vu les croyants comme atteints d’une certaine infirmité d’esprit, d’une certaine irresponsabilité. » (Les lectures de Marguerite Duras)
En somme Marguerite Duras croyait sans croire.
C’était la Religion sans Religieux. Le Mystère sans Clérical.
Je n’avais pas tort lorsque je comparais il y a déjà quelques mois Jeanne au Bain à la Fée Mélusine, mais j’aurais peut-être du faire référence à la Reine Pédauque, qui ne possède pas une queue de poisson mais des pattes d’oie, comme la Reine de Saba, Berthe aux grands pieds ou Sainte Neomaye.
La patte d’oie était la marque distinctive des lépreux au Moyen-Âge, apparemment parce que la maladie donne à la peau une apparence voisine de celle de la patte d’oie, et revoilà Monte Cristo le merveilleux qui pointe son nez.
Ce coin des Bains de la Reine est au coeur des mystères de la ville, et depuis bien longtemps semble-t-il, puisque les marabouts sont de la partie.
Qu’ils soient les bienvenus. Plus on est de fous, plus on rit.
A propos, voici la dernière.
Je suis allé à la rencontre d’Émilienne Muzard, juste avant de passer voir Émile, il y a trois semaines (à noter que mon grand-père s’appelait lui aussi Émile) et nous avons beaucoup discuté de son livre, de la vie à Oran, et des problèmes de transmission. Entre autres choses.
Puis nous nous sommes quittés, heureux d’avoir pu nous rencontrés, et heureux de savoir que la discussion continuerait sur Facebook les jours suivants.
Et la discussion a continué.
Jusqu’à finir devant la photo du petit immeuble où habitait Émilienne Muzard à Oran… qui était aussi l’immeuble où habitait mon père.
Il ne reste plus qu’à faire un peu de statistique. Je laisse ça aux spécialistes, je ferais des erreurs de raisonnement.
Par contre, je ne crois plus aux coïncidences.
Le même jour : je recevais la photo de l’immeuble où habitait ma mère et que je n’avais jamais vu (séquence émotion), je recevais des nouvelles d’un certain Voyage au bout de la nuit que j’étais moi-même allé voir en décembre à Paris (je ne rentre pas dans les détails mais Céline ou ma mère c’est la même chose), et je recevais enfin les encouragements chaleureux d’un lecteur fidèle qui ne s’était jamais manifesté auparavant. Et les encouragements chaleureux sont une denrée rare, il faut le savoir.
Le hasard est l’ombre de Dieu et le Mystère n’a pas d’église.
Le lépreux des Bains de la Reine.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)