Amédée Moreno aime bien entrecouper son dictionnaire du « Parler des pieds-noirs d’Oran et d’Oranie » par des anecdotes.

C’est volontaire.

Amédée Moreno veut détendre la lecture qui sinon reste celle d’un dictionnaire, un peu lassante à la longue. Ses deux livres ont été très appréciés, notamment pour ses anecdotes.

Celle que je vais mettre ici se passe à La Marine et montre à quel point le quartier était populaire.

C’est l’histoire de Polinar et de La Concha.

Comme je ne la trouve nulle part évoquée, même sous la plume d’un passionné, je l’imagine donc réservée aux heureux possesseurs du livre d’Amédée Moreno, et je trouve cet état de fait un peu injuste. Polinar et La Concha méritent d’être rencontrés au-delà des livres d’Amédée Moreno.

Même si je me demande dans quelle mesure ils ne sont pas une représentation fantasmée de la Marine…

* * *

« Polinar » – Amédée Moreno – Volume 2 du livre « Le Parler des Pieds-Noirs d’Oran et d’Oranie » – p210-211

Tous les anciens qui ont vécu à la Marine à Oran, et en particulier à la Calère, ont connu Polinar et sa femme Concha.

Ce couple était représentatif du tchatcho et de la comadré oranais, de ces personnages typés que l’on retrouve dans tous les récits et que notre ami Gilbert Espinal a si bien décrits dans son magistral Patio de Angustias.

Polinar avait pris la fâcheuse habitude, au retour de la pêche, de s’attarder chez Paulette la guapa, au bar du Petit ballon. Cela lui valut une réputation de borratchón qu’on lui pardonnait bien, car c’était un brave homme.

Comme nombre d’habitants du quartier, il vivait de la pêche et travaillait en qualité d’équipier sur un lamparo.

Quand le bateau rentrait au port, il s’amarrait au quai de la criée, et l’usage voulait que chaque marin reçoive, en plus de sa paie et pour sa consommation personnelle, une petite part de poisson. Chacun déployait son grand mouchoir de cou et le patron y déposait une montonette de sardines, ou d’autres espèces, dont le poids pouvait dépasser cinq livres.

Souvent, les ménagères au foyer -épouses, mères, filles, sœurs ou compagnes- attendaient cette manne pour accommoder ou compléter le repas qu’elles préparaient. Comme je l’ai déjà raconté, la vie était rude pour ce petit peuple descendant en majorité d’immigrés andalous, napolitains, mahonais, siciliens, etc., tous issus de la Mare nostrum (Méditerranée).

Donc voici notre Polinar qui débarque, son lot de sardines à la main, et presse le pas vers son logement où Concha l’attend. Mais la mer ça donne soif et notre homme sent qu’il lui faut faire escale au Petit ballon où l’attend une anisette bien fraîche. Une ?… je veux dire deux, puis trois, quatre… enfin quelques-unes, quoi !… suivant le nombre des copains au comptoir ; où est le mal ? La Concha sait attendre…

Seulement, voilà… Après un certain nombre de verres, la station debout devient incertaine, la vue se brouille, et il faut chercher les murs car la terre vous abandonne. Oui mais, alors, comment faire pour s’y appuyer, à ces satanés murs, tout en essayant de reprendre le chemin de la maison et surtout en maintenant fermement le baluchon des sardines ?

Polinar, lui, avait décidé une fois pour toutes de marcher au milieu de la rue, quitte à subir la risée de ses voisins et à se faire suivre par les chats du quartier. Car à chaque titubation, suivie d’un rétablissement grâce aux bras utilisés comme des balanciers, le poisson s’amenuisait.

On aurait juré que les sardines profitaient du roulis pour sauter de leur mouchoir et s’esquiver sur la chaussée, vite rattrapées, d’ailleurs, par les chats qui s’en faisaient un festin. Si bien qu’à l’approche de son domicile, il restait bien peu du produit de la pêche dans le foulard de notre ami.

Alors, la Concha qui l’attendait devant la porte, commençait à le houspiller sans souci des commérages du quartier. Les questions et les insultes fusaient, mais Polinar n’en avait cure : il était habitué aux scènes de ce genre :

« A esta hora vienes ?… Y borracho todavía ! (C’est maintenant que tu viens ?… Et encore soûl !). Pero y el pescao, a onde está ?… (Mais alors, le poisson où est-il ?…). Si namás quedan tres sardines ! ! (Mais il ne reste plus que trois sardines ! I). Ay ! Que me cargo en tu borrachera y en to los borrachos !… (Ah ! Comme j’emmerde ta soûlerie et tous les soûlards !…) »

Et ça continuait avec des cris, des plaintes, des supplications à la madone, pendant que notre Polinar prenait le parti d’aller cuver son anisette en piquant un roupillon dans son lit, enroulé dans un doux parfum de poissonnerie… C’est alors qu’arrivaient des gamins, ceux du couple et des voisins, les poches pleines de poissons ramassés en chemin derrière Polinar et disputés aux chats.

La scène semblait extraite d’une de ces histoires sans paroles des films muets. La Concha s’empressait de recueillir cette glanure dans une casserole, en remerciant les gosses et en maudissant tous les soûlots, les ivrognes, les cantines et… son mari.

Peine perdue, car ce cinéma recommençait dès les jours suivants…

(« Polinar » – Amédée Moreno – Volume 2 du livre « Le Parler des Pieds-Noirs d’Oran et d’Oranie » – p210-211)

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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