J’ai toujours en tête cette phrase de Luc : comment condamner la colonisation sans condamner sa famille ?

Quadrature du cercle.

L’autre jour, je voulais parler du millénaire d’Oran fêté en 1902, et puis j’ai dérivé sur le mythe pionnier, ma petite bête noire à moi.

Mais j’avais envie de parler du millénaire d’Oran.

Donc je suis reparti à la pêche aux documents et j’ai réussi à me procurer pour une somme modique une très vieille revue de géographie en date du 1er mai 1902 qui fait sa Une sur les fêtes du millénaire d’Oran.

Elle porte le modeste nom de « Revue Universelle » et paraît les 1er et 15 de chaque mois.

C’est tout sauf une revue algérienne.

J’en veux pour preuve la dernière page qui rassemble tout un tas de publicités qui valent le coup d’être lues. C’était vraiment le bon temps. On s’occupait du bien-être des gens, sous toutes ses formes.

Et le millénaire d’Oran fait la Une à Paris.

Ce n’est pas rien. Il faut s’en rendre compte.

Alors c’est avec une certaine curiosité que je me suis enfin décidé à ouvrir la revue pour découvrir le millénaire.

C’est terrible parce qu’on ne tombe jamais sur ce qu’on imaginait. Il y a trois pages, un point c’est tout. Evidemment. C’est une revue de géographie.

On n’a pas que ça à faire, 110 ans à l’avance, décrire dans le détail les fêtes du millénaire pour le plaisir du petit Paul Souleyre.

Mais en contre-partie, j’ai eu droit à l’esprit colonial dans toute sa splendeur, légèrement complexé vis à vis du Grand Paris, qui tente de compenser ses faiblesses en montrant à quel point Oran est riche de diversité.

Sauf que chaque paragraphe porte en lui des centaines de questions qu’on aimerait bien pouvoir poser à M. Henri Lorin.

Au lieu de quoi il faudra se contenter des quelques lignes que je reporte ci-dessous.

J’émaillerai le texte de photos éparpillées entre les paragraphes de l’article.

 

* * *

Le congrès de géographie et le millénaire d’Oran

par M. Henri Lorin – 1er mai 1902 – Revue Universelle

 

Les sociétés françaises de géographie ont coutume de se réunir chaque année en un congrès tenu dans l’une des principales villes de France ; l’usage s’est heureusement établi, depuis quelques années, de compter dans ce nombre les capitales françaises de l’Afrique du nord :

La session de 1899 fut tenue à Alger, sous la présidence de M. Savorgnan de Brazza ; celle de 1902 vient d’avoir lieu à Oran, où l’on s’est promis, en terminant la séance de clôture, de choisir Tunis pour l’année 1904 ; entre-temps, les congressistes se sont rassemblés à Paris en 1900, à Nancy en 1901 ; l’année prochaine ils se retrouveront à Rouen ; et c’est ainsi que, géographes pratiques, ils font petit à petit leur tour de France et d’Afrique.

La session d`Oran, pendant les Vacances de Pâques de 1902, fut particulièrement intéressante ; la Société de géographie et d’archéologie de cette ville avait obtenu la présidence de M. Gabriel Hanotaux, qui a volontiers saisi cette occasion de témoigner ses sympathies pour une colonie ou s’affirme si brillamment notre énergie nationale.

En même temps que le congrès, Oran célébrait les fêtes de son millième anniversaire, et les congressistes emporteront tous de leur voyage le plus instructif des souvenirs.

Est-il bien sûr, en vérité historique stricte, qu’Oran date précisément de l’an 902 ?

En cette année, dit-on, des marins maures venus d’Espagne auraient abordé sur la plage, d’ailleurs médiocre, autour de laquelle a grandi la ville, aujourd’hui peuplée de 90 000 habitants.

Puisqu’on enseigna dans nos lycées la date exacte de la fondation de Rome, je ne vois pas pourquoi on montrerait plus de rigueur à la légende d’Oran ; au surplus, ceux-là moins que tous autres auraient le droit de se poser en critiques, qui auraient la bonne fortune d’assister, en l’an de grâce 1902, à cet opportun et charmant millénaire.

Oran n’est pas un port naturel, mais les hommes depuis dix siècles ont assidûment corrigé la nature, suivant l’indication des marins maures de 902 ; le port romain occupait l’emplacement du Mers-el-Kébir d’aujourd‘hui, dont le nom actuel est la simple traduction arabe de son nom latin, Portus Magnus ;

Arzeu [c’est l’orthographe de la revue] à l’est, Mers-el-Kébir à l’ouest, en effet, mieux situés qu’Oran, à l’abri de caps montagneux qui les couvrent des vents du nord et du nord-ouest ;

Oran l’a cependant emporté, et de beaucoup, sur l’un et sur l’autre : c’est une ville active, laborieuse, en pleine poussée de croissance, que l’on ne peut se défendre d’aimer, dès qu’on l’a quelque peu pénétrée, l’ambition et l’ardeur au travail.

Les leçons du congrès d‘Oran ne procèdent pas seulement des discussions d’ordre géographique, ethnographique, économique, qui furent introduites au cours des séances, elles se présentaient aussi à tous les pas des congressistes sous cette forme des spectacles vivants qui parlent à l’esprit par l’aide des yeux : 

Les organisateurs des fêtes du millénaire avaient essayé de préciser ces impressions, notamment par le programme de la cavalcade historique, qui fut le « clou » du congrès.

Qui d’entre nous ne se rappellera le char ou plutôt la barque des fondateurs d’Oran, robustes matelots au teint basané ; le char de l’Algérie colonisée, dont le symbolisme eût paru transparent à feu Sarcey lui-même ; le char des provinces françaises, qui toutes, en effet, concourent à la formation de la race française d’Afrique ?

Puis c’étaient tous les soldats de la conquête, les premiers zouaves, au turban rouge, les chasseurs d’Orléans, les voltigeurs, puis les goumiers indigènes, avec leurs caïds en manteaux rouges, tous aux ordres d’un vieux chef arabe dont le père fut l’allié fidèle du maréchal Bugeaud : ainsi se déroulait sous nos yeux, aux accents parfois embrouillés de plusieurs orchestres, noubas, orphéons et fanfares, toute l’histoire d`Oran.

Parcourant ensuite les rues de la ville, du port à la gare du chemin de fer d`Alger, nous voyions se dresser devant nous une autre évocation de cette histoire.

Oran resta longtemps espagnole, et la domination castillane lui a laissé, sans parler d’une notable partie de ses habitants le cachet d’une ville militaire, bastionnée de forts, aux murailles roussies, aux quartiers en dédale où la population pressée s’abrite contre le soleil entre de hautes masures, au fond de ruelles tortueuses.

Le vieil Oran espagnol s’élève immédiatement au-dessus du port et garde son originalité, tandis que les terre-pleins de la « Marine » se couvrent de l’indifférente monotonie des bureaux de commerce et des docks.

Toujours ses maisons sont peintes de couleurs gaies, comme pour combattre la teinte austère de brique cuite des collines qui encadrent la ville ; du linge de ménage sèche, en brochettes tendues de fenêtre en fenêtre ; l’odeur caractéristique de la cuisine espagnole imprègne l’air, et l’on circule parmi des hommes à la figure rasée, des femmes vêtues d’un jupon clair et d’un châle sombre, qui vivent dans la rue autant que dans leurs intérieurs et, jusque dans leurs éclats de gestes et de voix, restent drapés et graves :

Ce n’est plus le gazouillis des quartiers italiens de Marseille.

Lors de la conquête, l’administration française s’établit au-dessus du port et de l’Oran espagnol ;

La place Kléber était alors le centre de la ville, et c’est là que l’on construisit la préfecture ; les résidents français, fonctionnaires, commerçants, colons en déplacement urbain, avaient tous leurs chevaux et s’en servaient pour la moindre course ; sur les pentes qui accèdent au plateau supérieur, au-dessus du palier moyen de la place Kléber, s’étageaient seulement quelques maisons, jalons de la ville future.

Aujourd’hui, tout cela est bâti, et le flot des constructions, dépassant la crête, s’est étalé sur le niveau même du plateau :

L’hôtel de ville et le cercle militaire voisinent avec les grands hôtels et les beaux magasins autour de la place d’Armes et du boulevard Séguin, rendez-vous du Tout-Oran pour le « cinq à sept » ; le théâtre, comme s’il se trouvait déclassé, trop près de la place Kléber, a pris feu l’hiver dernier ; on le reconstruira plus haut, et peut-être alors pensera-t-on aussi à rapprocher la gare de la ville ou du moins à transformer comme il convient à une cité populeuse les baraquements d’aujourd’hui, qui semblent retraités d’une pauvre halte métropolitaine.

Ces jours derniers, venus de tous les points de la province et même de celle d’Alger, une foule de visiteurs avaient envahi Oran ; leur confusion présentait l’aspect le plus pittoresque :

A côté des colons français de l’intérieur, endimanchés comme nos paysans de France, mais l’allure plus libre et l’air plus débrouillard, c’étaient des ouvriers espagnols, chantant leurs refrains patois, avec les accents particuliers de l’Andalousie et de Valence, des juifs indigènes, accompagnés de leurs femmes lourdes et péniblement corsetées, des Kabyles d’Algérie ou du Rif marocain, le visage ovale, la petite moustache noire, presque semblables à tels de nos riverains de la Méditerranée, des Arabes arrivés de loin à cheval ou à bourricot, la taille haute et redressée, le nez tranchant, le turban plat ou enroulé autour de la tête, selon les tribus ;

Puis des soldats français, aux amples uniformes d’Afrique, zouaves, tirailleurs et spahis, de vieux légionnaires chevronnés, et quelques nègres, joyeux enfants qui rient de tout en découvrant leurs dents blanches. N’auraient-ils réussi qu’à rassembler sous nos yeux cette bigarrure, que nous devrions beaucoup aux organisateurs des fêtes du millénaire

 

* * *

 

Suite et fin, demain.

Histoire de partir au boulot le cœur en joie.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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