La ville aux murs chauds est une expression d’Albert Camus qui m’est restée gravée en tête :
« Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction, ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. » (Albert Camus – L’Été)
Albert Camus n’a pas aimé Oran la première fois, puis il l’a aimé ensuite, du moins l’écrit-il pour se faire pardonner. Le pense-t-il vraiment, c’est une autre histoire. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il a eu chaud. J’aime bien les petites certitudes. Et c’est ma mère qui me met la puce à l’oreille il y a dix ans :
« A Oran, il faisait toujours beau. Quand on sortait le matin, habillé de frais, tiré à quatre épingles, l’air était déjà tiède, le ciel grand et bleu, d’un bleu turquoise inimitable, brillant de pureté. Surtout au printemps et en été. Il pleuvait rarement. Quand on est arrivé en France en 1962, je n’avais pas de parapluie, c’est tout juste si je savais ce que c’était. »
Donc il fait toujours beau, les murs sont chauds, et il n’y a pas d’eau… Ou pour être plus précis, Oran est entourée d’eau (mer et sebkhas diverses) mais c’est une eau saumâtre, donc inapte à l’hydratation du commun des mortels. Il n’y a guère que le ravin de Raz-el-Aïn, lieux des origines, pour apporter son eau douce à la population et permettre aux vergers d’abonder sur ses rives. Il fallait même surveiller les sources depuis la « torre gorda » devenue plus tard tambour san José.
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Mais c’était du temps de l’Espagne ou des Mérinides. Parce que la ville française une fois sécurisée (il aura fallu 15-20 ans) se développe tellement, que si les vergers continuent de fleurir, la population commence à tirer la langue. Les chiffres sont explicites : Oran passe de 3000 habitants en 1831 à 160.000 en 1931. Le petit ravin n’aurait jamais pu approvisionner autant de monde, d’autant plus que la ville s’est mise à grimper sur le plateau de Kargentah à la fin du XIXe siècle, et que le port n’a jamais été aussi actif. C’est sans fin. Le commerce se développe tellement que la population double encore en 20 ans pour atteindre les 400.000 habitants en 1955.
La vieille source de Raz-el-Aïn ne perd pas son utilité pour autant. Avec un débit de 58 litres/secondes, elle est capable d’alimenter toutes les fontaines de la Marine à partir d’un château d’eau construit en 1853 d’où partent deux canalisations en maçonnerie. D’où l’ancienne rue du Château d’eau dans le coin. J’ai toujours en tête l’abreuvoir de la place des Quinconces et les deux grands lavoirs non loin.
« Escale à Oran » est un film aux images étonnantes mais aux commentaires discutables (il suffira de couper le son) et je conseille vivement la minute 10’09 pour le plaisir des femmes qui brossent le linge avec un enfant sur le dos. Quand on connait le centre-ville sur le plateau à l’époque, on se dit que cette ville est un anachronisme à elle toute seule.
A l’époque où le film est tourné, la fête de l’eau douce (juillet 1952) ne semble pas encore avoir eu lieu, et les porteurs d’eau se promènent dans la ville avec leur bidon sur le dos pour distribuer de quoi faire passer la Calentica. C’est dans un article des Cahiers du M.U.R.S (Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique) en date du second trimestre 1997 et manifestement rédigé par un ancien Oranais (Henri Monod, président des amis du MURS) que je trouve cette description :
Quelques mots sur cette vie au quotidien avec son côté pittoresque et son côté dramatique.
Le côté pittoresque : c’est le vendeur d’eau avec sa peau de bique, sa clochette, sa coupelle dans laquelle on buvait. Cette eau n’était pas toujours recueillie dans des endroits très sanitaires, mais on voyait les Oranais manger la «calentica», ce fameux flan au pois chiches que l’on vendait dans les rues. A côté du vendeur de calentica, il y avait le porteur d’eau et on buvait sa coupelle d’eau après avoir mangé son morceau de flan. Egalement pittoresques, les longues queues, place de la République à Oran, où toutes les ménagères venaient faire leur plein d’eau et remplir leurs bidons, leurs outres. Egalement, il existait des circuits parallèles parce qu’il y avait des «compagnies», si je puis dire, qui allaient chercher l’eau à Ras el Ain ou à Misserghin, et qui revenaient avec des tanks plein d’eau. Ceux qui avaient les moyens, naturellement, vivaient sur ce second circuit d’eau douce parce que l’eau était excellente à ces endroits (donc problème d’ordre social).
Le côté dramatique était le rationnement d’eau. Dans le début des années 40, Oran a connu les rationnements : il y avait une heure d’eau le matin et une heure d’eau le soir, avec tous les problèmes sanitaires que cela peut poser : on remplissait les baignoires, les bonbonnes, les casseroles. Le matin, on faisait le plein d’eau pour la journée, et le soir pendant l’heure de distribution d’eau, il fallait refaire le plein. Il y avait quand même un petit côté amusant, c’était le café à l’eau salée. Et les vieux Oranais, une fois qu’ils ont eu de l’eau douce, mettaient du sel dans leur café parce qu’ils trouvaient ce café totalement insipide.
Le résultat s’en est fait également sentir sur le plan politique : au début des années 30, un abbé est arrivé, il a mis une soutane blanche, un grand casque colonial blanc et il a dit «je suis sourcier, je vais vous donner de l’eau». Il s’agissait de l’abbé Lambert. Il a parcouru tous les quartiers populaires d’Oran en disant «je vais vous donner de l’eau». Naturellement il n’a pas trouvé l’eau qui n’existait pas mais il s’est fait élire quand même maire d’Oran et puis député. Pour nous tous, Oranais, l’eau était vraiment une bénédiction du ciel, un moyen de vivre.
Mais à cette époque-là, c’est déjà la catastrophe, parce que le bassin de Brédéa qui alimente Oran depuis 1896 ne cesse de voir son niveau diminuer. La nappe aquifère d’Oran s’écoule en profondeur à partir de la sebkha et forment quatre bassins qui s’étagent depuis Brédéa (bassin n°1) jusqu’à la source de Raz-el-Aïn (bassin n°4) en passant par Misserghin (bassin n°2) et el-Hassi (ex. Pont-Albin – bassin n°3). C’est la présence de cette eau douce qui permet par exemple aux vergers de Misserghin de devenir célèbres et au Père Clément d’inventer la clémentine par greffage de mandariniers sur les orangers.
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Le bassin de Brédéa est le plus éloigné de la ville, mais c’est celui dont le débit est le plus important. Il prendra la relève de la source de raz-el-Aïn à la fin du XIXe siècle. On en capte les eaux (on détourne une partie du débit) jusqu’à la fin du XIX° siècle, mais à partir de 1896, il faut déjà commencer à pomper :
- en 1864 : aménagement de la nappe de Brédéa
- en 1878 : premier captage des eaux
- en 1896 : premier pompage devenu nécessaire
- en 1913 : captage total de la nappe de Brédéa
- en 1924 : le problème devient très grave. A partir de 1920, on constate un abaissement du niveau de la nappe de Brédéa, et la situation devient très difficile.
- en 1928 : on oblige tous les particuliers ayant des puits en Oranie à donner leur eau et on prend cette eau pour alimenter Oran puisque Brédéa ne suffit plus.
- en 1938 : interdiction d’utiliser cette eau pour l’agriculture. Toute l’eau de Brédéa doit aller à l’alimentation de la ville d’Oran.
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en 1941 : le problème devient intenable avec toutes les explosions auxquelles on pouvait s’attendre sur le plan social (population etc…) – (Source : Henri Monod dans son article sur l’eau à Oran). Il y a un article avec de très belles photos du site en construction dans le coin du Popodoran, et un autre, extrêmement détaillé, sur le site Alger-roi.fr.
Après la seconde guerre mondiale, une solution de secours commence à être envisagée : « le captage et l’adduction à Oran de l’eau de Beni Badhel ». Il faut maintenant employer les grands moyens pour aller chercher de l’eau à 180 km de la ville et sortir le mètre cube par seconde dont la ville a besoin. C’est l’aménagement du barrage de Beni Bahdel, à 30 km au sud-ouest de Tlemcen, construit entre 1934 et 1939 et dédié jusque-là exclusivement à l’irrigation des 5000 ha de la plaine de Marnia.
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Pour faire simple, le barrage possède originellement une hauteur de 47 m, et le rôle supplémentaire qui lui est attribué pour alimenter Oran nécessite maintenant une élévation de 7 m. On passe donc à un mur de 54 m de haut et la partie du barrage consacrée à Oran est mise en activité en 1944. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’eau douce arrive dans les robinets à cette date-là. Mais l’eau douce arrive à Oran.
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Le devis de 1938 prévoyait un montant total de 175 millions de francs de l’époque. En 1952, l’ensemble aura finalement coûté 7 milliards de francs. « Le gouvernement général a pris une grosse partie du financement à sa charge mais il restait encore un trou béant et le gouvernement français à Paris a décidé de le faire payer par le Ministère de la Marine. »
En juillet 1952, c’est l’apothéose :
« Le vendredi 13 juin 1952, la dernière conduite du dernier tronçon a été installée.
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[…]Le mercredi 16 juillet, c’est-à-dire un mois après, l’eau douce des sources de Beni Badhel arrivait enfin dans les quartiers périphériques d’Oran : Gambetta, Eckmühl, Saint-Eugène ont bu le 16 juillet la première eau vraiment douce qui arrivait dans Oran. Finalement le samedi 19 juillet la conduite de Brédéa est fermée et Oran est totalement alimentée avec les eaux douces des monts de Tlemcen de Beni Badhel. L’usine hydro électrique au pied du forage fournit 5 millions de Kwh. Le réservoir de Beni Badhel contient 73 millions de mètres cube, soit 3 années de consommation de la ville d’Oran. Ce samedi 19 juillet, c’est l’apothéose, l’eau coule dans toutes les fontaines, avec l’anisette bien sûr. Tout Oran est dans la rue, dans une fête, une explosion extraordinaire. »
Et la ville aux murs chauds, soudain, se rafraîchit.
Camus était-il là ?
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)
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NB : Edgard Attias a écrit un livre qui relate l’aventure de « la saga de l’eau » à Oran. Quatrième de couverture :
« L’auteur est né à Oran en 1937. L’eau saumâtre, les porteurs d’eau douce qui la vendaient dans des gobelets en cuivre étincelant, ont occupé les quinze premières années de sa vie. Et le souvenir le plus vivace, resté ancré dans sa mémoire a été la « Fête de l’Eau », un fête aux limites du fantastique. Les escaliers de la Place d’Armes transformés en bassins qui ruisselaient, feux d’artifice, jets d’eau, défilés, ballets, musiques…, et une gigantesque anisette offerte à tous les Oranais qui avaient, pour la première fois de leur histoire, de l’eau douce qui coulait de leurs robinets… On dit que le miracle a fait que personne ne s’est enivré… » (voir la page des livres d’Edgard Attias)
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Les lavoirs à 10’09 dans le film « Escale à Oran »