Oran des années 50 est une ville sensuelle.
Il y fait chaud le soir, comme en Espagne, on sort la galanterie chez les anciens et on regarde en coin chez les plus jeunes.
Et chez ceux-là, je l’ai souvent entendu, c’est la rue d’Arzew.
J’ai un mal fou à me représenter le rituel des arcades d’Arzew parce que je n’ai jamais vu ce genre de choses par ici.
J’imagine les garçons côté pair, et les filles côté impair, qui se jettent des oeillades et rient en chuchotant. Ça doit être une habitude des ramblas espagnoles.
Mais j’ai le témoignage de ma mère.
C’est d’ailleurs comme ça que la rue d’Arzew a pris vie en moi, il y a longtemps, vers 2002, bien avant que je commence ce blog.
« J’avais une copine, Vincente, qui aimait bien se promener avec moi. C’est elle qui m’a fait connaître Espi. C’est elle qui m’a initié à la cigarette et aux garçons. Elle était d’un milieu très modeste voire pauvre, portait les mêmes vêtements hiver comme été, mais elle était coquette et s’arrangeait bien avec trois fois rien.
A Oran, la frime avec les habits… Il fallait en mettre plein la vue. La rue d’Arzew était d’ailleurs pleine de gens « bien habillés » et on guettait le regard des autres, tout en marchant le long du trottoir en regardant les vitrines.
On faisait la rue dans un sens, puis dans l’autre, sur un trottoir, puis sur celui d’en face, à pas lents et gonflés d’importance, tout en se regardant par en dessous, surtout entre garçons et filles, bien sûr. »
J’ai souvent retrouvé ce genre de descriptions par la suite sur les sites pieds-noirs.
Ce que je n’avais jamais lu par contre, c’était la manière des plus anciens.
C’est Georges Le Sidaner qui la donne dans Po! Po! Po! ou un certain Oran, publié en janvier 1956.
Georges Le Sidaner était sous-préfet d’Oran en 1956 et poète à ses heures. J’en avais eu un premier aperçu à la lecture du texte sur la rue des juifs publié dans la revue Simoun n°20.
Po! Po! Po! ou un certain Oran est déjà plus ambitieux puisqu’il s’agit d’un livre accompagné d’un texte plus long, avec une cinquantaine de dessins de Brouty, tous plus étonnants les uns que les autres.
C’est là-dedans que je me suis retrouvé confronté à un paragraphe qui m’a fait sourire.
Le Sidaner fait semblant de s’adresser à Brouty tout le long du texte pour lui enseigner les subtilités de la vie oranaise, et en l’occurrence, comment aborder une demoiselle de manière plus délicate que ces jeunes d’aujourd’hui (1956) qui sifflent grossièrement le passage des jolies filles.
« Voici. Vous vous arrangez pour croiser la jeune personne ou, si vous la suivez, pour vous placer à sa hauteur. Au moment propice, vous échangez avec votre compagnon un coup d’oeil stupéfié, vos lèvres exhalent un très discret souffle de ravissement, et vous dites :
– Mince de gazelle !
Il parait que les résultats sont exceptionnels. »
Je vais faire semblant de croire Georges Le Sidaner, ou tout au moins lui accorder le bénéfice du doute en ce qui concerne les « résultats exceptionnels » de 1956, mais je le dis sans la moindre hésitation : en 2012, « mince de gazelle » risque surtout de provoquer un admirable flop chez les demoiselles.
Il y a quelques mois, Tewfik m’avait enseigné là-dessus quelques nouveautés du XXIème siècle oranais que je vais brièvement rappeler, elles peuvent être utiles à ceux qui vivent sur place :
« Dans le cas où vous voulez charmer une fille, référez-vous à cette explication :
Pitita : ça ne se dit plus parce que ça rappelle un mot voisin (petite). Pitita ! Ça sonne musical. Méfiez-vous c’était le signe des pédophiles.
Pst khti, jarti, 3ayniya… je vous conseille vivement ces mots.
Le premier c’est « oh ma sœur ! ». Ça ne sera pas de ma faute si vous êtes condamné pour inceste.
Le deuxième «oh voisine ! ». Derrière chaque voisine se cache un membre de sa famille barbu. Faites y attention aussi.
Et les plus utilisés sont :
Oh bagra. A el 3awd. Benamri… des appellations propres au jargon zoologique.
Donc ne charmez aucune fille oranaise… avec de l’oranais. »
Mais il ne faut pas se leurrer, tout s’est toujours passé sous l’œil attentif des parents, sans parler des voisins sur qui on pouvait compter pour rapporter les écarts de conduite des plus jeunes.
Quand tout le monde connait tout le monde, c’est tout le monde qui surveille tout le monde.
Mon père était surveillé par son père. Les études avant tout.
« Les relations avec les filles étaient compliquées car les lycées n’étaient pas mixtes, le sport non plus, et les jeux d’enfants terminés.
Dans le quartier précédent où nous étions restés deux ans, la mixité était totale parmi les jeunes car nous faisions partie d’un lotissement nouvellement construit où chacun venait d’arriver.
Mais mon père, qui craignait par dessus tout que la fréquentation de copines me dissipe dans mes études et m’empêche de réussir aux grands concours, me surveillait de près. »
Pour cette dernière remarque, c’est davantage la trace d’une époque, qu’une spécificité oranaise.
Mais c’est déjà moins sûr pour les arcades de la rue d’Arzew.
Et alors « mince de gazelle »…
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)