Il y a longtemps que je me pose la question.
Comment parler de l’antisémitisme à Oran ?
D’autant plus que je n’ai pas envie d’entrer dans des polémiques sans issue. C’est le genre de sujet sur lequel les avis sont tranchés. Personne n’arrive à convaincre personne, c’est toujours viscéral, quelles que soient les opinions.
Mais j’ai des origines juives algériennes par ma mère, donc la question m’intéresse.
Dans un livre récent, et sous une plume sérieuse, j’ai lu que l’antisémitisme à Oran se limitait au début du siècle, était lié à l’affaire Dreyfus, et n’était plus reparu par la suite.
En un mot, que ce n’était pas bien méchant, voire surestimé.
Le problème est que je venais de lire quelques livres liés aux Juifs d’Algérie et que je n’avais pas vraiment le même son de cloche.
Par contre, on était dans la nuance, aucun manichéisme, il s’agissait surtout de regarder comment cette communauté s’était retrouvée coincée entre le statut de dhimmi (les musulmans « protègent » les gens du Livre sur leur terre) et la nationalité française généreusement offerte le 24 octobre 1870 par le décret Crémieux.
Dès la prise d’Alger, les Français rééquilibrent les statuts entre musulmans et juifs locaux puisque tous deux sont désormais des populations « indigènes », selon le vocabulaire de l’époque, à égalité.
Les Juifs ont tout à gagner à sortir d’un statut de « protégé » qui ne protège pas grand chose, pour aller vers la citoyenneté française, symbole d’émancipation. Ce sera fait en 1870.
Sauf que Vichy viendra leur rappeler quelques décennies plus tard qu’une nationalité n’est guère qu’un bout de papier et qu’on ne peut faire confiance qu’à soi-même. Pendant 3 ans, ils ne seront plus rien. Les Américains débarquent le 8 novembre 1942 à Oran, mais les juifs attendront encore un an avant de récupérer leur nationalité. Toujours la même excuse : désolé, mais on attend parce que ça ne va pas faire plaisir aux musulmans.
Les plus lucides savent que la réticence n’est pas nouvelle, l’Abbé Lambert veille au grain depuis 1934, et quelques années avant lui, le Docteur Molle n’a pas fait dans la dentelle. Voir le recueil d’articles de Paul Ménudier : « Docteur J. Molle, ancien député et maire d’Oran. Le Néo-antisémitisme ».
Et on ne parlera pas de l’antisémitisme du début de siècle (voir le livre de Geneviève Dermenjian, La crise anti-juive oranaise, 1895-1905) et du décret Crémieux qui n’a jamais été digéré.
Donc c’est un fait : Oran est une ville à l’antisémitisme rampant.
Dans la BD de Joann Sfar, Le Chat du Rabbin, les choses sont encore plus simples à comprendre : Oran est une ville sombre, l’abbé Lambert est un antisémite psychopathe, et toute la population le suit les yeux fermés parce que les Français d’Algérie sont des idiots. Les Juifs ont juste intérêt à raser les murs.
Ça prend six planches et l’auteur ne s’embarrasse pas de fioritures. (je n’en mets qu’une ci-dessous)
Ce qui me choque, ce n’est pas l’antisémitisme choquant de l’abbé Lambert, c’est la bien-pensance qui permet de pondre tranquillement six planches sans nuance sur les Français d’Algérie.
Dans ce genre de catégorisation restreinte et définitive, je ne vois pas où placer mon arrière-grand-père Paul Souleyre qui tombe amoureux de sa femme Meriem, et je ne vois pas où placer ses trois filles et ses deux fils non plus.
Il suffit de lire la page concernant le docteur Jules Abadie dans le livre de Alfred Salinas Quand Franco réclamait Oran pour se rendre compte à quel point la place des Juifs à Oran est plus complexe qu’il n’y parait du fait de leur assimilation progressive dans la société française depuis 1870. (À noter que Alfred Salinas a aussi écrit un livre sur le docteur Jules Abadie)
Il n’est plus possible de dessiner une synagogue d’un côté et un abbé Lambert de l’autre sans la moindre nuance. Tout est profondément mêlé.
L’abbé Lambert voulait faire ériger une statue du Docteur Molle dans Oran, la population s’y est opposée. De son côté, le boulevard Malakoff est devenu celui du docteur Molle, sauf qu’il ne l’est pas resté longtemps, il a été débaptisé pour prendre le nom de Stalingrad.
Il y a un antisémitisme rampant (et bien souvent pas rampant du tout) à Oran, c’est une certitude, mais les Juifs sont de plus en plus assimilés, c’en est un autre, et ça rend le problème bien plus complexe.
Montrer un Edmond Souleyre, de père auvergnat et de mère juive, en train de combattre aux côtés de Vichy contre le débarquement américain du haut du Fort de Santa-Cruz, aurait été plus subtil.
Ou montrer le Docteur Jules Abadie, à la personnalité complexe, marié à une Juive d’origine russe et pris lui-même pour un juif par les Américains au point d’en faire quelqu’un d’important, voilà qui aurait été autrement plus intéressant.
Au lieu de quoi Oran en est réduit à un abbé Lambert hystérique d’un côté et à des juifs apeurés de l’autre.
Comment la situation est-elle résolue ? Le Malka s’approche de l’abbé Lambert, lui balance une tarte, et puis s’en va.
Le moins que l’on puisse dire est que les choses sont simples dans le chat du rabbin : il y a les gentils, les méchants, et on balance des tartes.
Dans ce genre de nuance, les Français d’Algérie apparaissent une fois de plus caricaturés, vite fait bien fait.
Je plains les pieds-noirs au prise avec de telles représentations.
Et je plains leurs enfants.
Mince, j’en suis un.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).
*
Joann Sfar : Le Chat du Rabbin l’Intégrale, volume 1 (tomes 1 à 3) et l’Intégrale volume 2 (tomes 4 et 5)