Le Boulevard de l’Industrie est décidément un lieu étrange.
Après le Caravansérail et le Musée Nessler, voici la Manufacture de Tabacs Juan March Ordinas.
Et là, on ne joue plus tout à fait dans la même catégorie que Juan Bastos.
Pour Juan Bastos, Oran est presque une consécration ; pour Juan March Ordinas, la ville n’est que la seconde marche vers l’une des plus grandes fortunes actuelles d’Espagne.
La première se trouvait aux Baléares, à la fin du XIXème siècle.
Juan March y élève quelques cochons, vend des lopins de terre, et fait du trafic de tabac avec l’Afrique du Nord parce qu’il n’y a rien de tel pour débuter une carrière de milliardaire. Et dans ce business, il comprend qu’il lui faut une implantation en Algérie, sans quoi il ne pourra pas lutter contre José Garau qui l’a déjà grugé une fois.
Il s’installe donc à Alger, s’associe avec José Garau qui vient de le gruger (le monde des affaires m’échappe) puis s’émancipe à Oran en 1908. Il a 28 ans. (source Mémoire afn)
Il est vrai que le jeune Juan March Ordinas était parti de chez lui en faisant le fier, « je reviendrai quand je serai l’homme le plus riche du monde », et qu’il avait tout intérêt à réussir dans son entreprise s’il voulait pouvoir retourner un jour à Santa Margarita, son petit village de Majorque.
Quand on est capable de se mettre une telle pression dès le départ, on est capable de toutes les transgressions sur le chemin.
Il faut bien se mettre en tête que l’objectif de Juan March Ordinas n’est pas du tout de fabriquer des cigarettes à vendre autour de lui, façon Juan Bastos, mais de faire fortune pour revenir en Espagne.
Plus tard, il voudra même remettre un roi à la tête de l’Espagne, parce que Monsieur Juan March Ordinas est royaliste dans l’âme depuis que la République de 1932 l’a jeté en prison pour 17 mois. Il finira d’ailleurs par s’évader et se réfugier en Suisse.
Donc il va commencer à gruger de toutes les façons possibles :
« En 1911, Juan March obtient le monopole du tabac dans l’ensemble du Maroc sous le nez de la tabacalera espagnole et de la Régie des Tabacs française, ce qui le met dans une situation de légalité puisque la Manufacture de tabac pouvait fonctionner sous le régime de l’entrepôt spécial pour l’exportation. La concurrence avec les produits locaux, Bastos par exemple, ou nationaux, la Régie des Tabacs, n’existait pas. » (Mémoire afn)
Il faut lire l’article pour comprendre comment est organisée la contrebande :
« Les bateaux de March, inscrits à Gibraltar, arborant le pavillon britannique n’accostaient pas à Oran avec la totalité de leur cargaison. Une flottille de petites barques délestaient une partie du chargement à distance du port et étaient chargées d’amener la cargaison à terre. »
Je m’arrêterai là en ce qui concerne les combines et l’ascension de Juan March Ordinas dans les arcanes du pouvoir espagnol parce que dès 1916, il s’installe à Madrid et investit dans le pétrole, les chemins de fer, le transport maritime, l’électricité et la presse. Autant dire que la Manufacture de Tabacs du Boulevard de l’Industrie n’est plus tout à fait au centre de ses préoccupations.
Et pourtant, il reste attaché à Oran, bien que la ville ne lui rende pas toujours son amour. Il faut dire qu’en dormant dans les hôtels les plus luxueux, il ne passe pas vraiment inaperçu lors de ses séjours d’inspection dans la ville ; mais l’homme désire-t-il seulement être aimé ?
« Expert en monopole et en corruption, thuriféraire de la démocratie parlementaire, il n’avait pas bonne réputation. Haï et craint, telle était sa destinée. » (Alfred Salinas – Quand Franco réclamait Oran : L’Opération Cisneros)
Je n’arrive pas bien à voir si le bâtiment dans lequel les cigarières s’affairent ci-dessus existe toujours.
Il me semble apercevoir une bâtisse aux allures voisines que j’ai glissée dans un halo violet.
Mais je me pose tout de même la question des traces de ce bâtiment, que je ne trouve que dans le coin de Miguel Monjo, comme s’il n’avait jamais existé, alors qu’il est plutôt imposant.
A moins qu’il n’ait été rasé lui aussi. A voir.
(C’était avant les photos de Abdelbaki Fellouah de mars 2013. Je laisse le texte original malgré tout)
Malgré sa mauvaise réputation, Juan March Ordinas semblait apprécié des responsables locaux parce que son usine était « une bonne affaire pour la ville » et qu’elle offrait du travail aux ouvriers et ouvrières.
« Quand March obtint de nouveaux marchés au Maroc, il aurait pu délocaliser ses avoirs oranais, les implanter à Tanger ou à Gibraltar, et condamner au déclin les liaisons maritimes entre Oran et la péninsule. Il n’en fit rien.
L’étroite amitié qui le liait à de nombreux Oranais, dont l’industriel Jorro, le persuada de rester l’un des meilleurs investisseurs de la ville. » (Alfred Salinas – Quand Franco réclamait Oran : L’Opération Cisneros)
Mais rien n’est vraiment très net dans la longue histoire de Juan March Ordinas.
Et il lui faudra créer la Fondation Juan March en 1955 pour partir en quête d’une respectabilité que les origines de sa fortune ne lui permettent pas.
Il est le « Le dernier Pirate de la Méditerranée » qui a conquis sa place par des moyens douteux – mais pas plus que tous ses amis – et la grande affaire de ses successeurs est maintenant de travailler la marque à se rendre honorable pour stabiliser le groupe déjà présent un peu partout dans le monde (en France dans Carrefour et Havas).
« Plus de 40 ans après la disparition du patriarche, son ombre continue de planer sur les décisions stratégiques de la famille. Sa statue trône en bonne place à l’entrée du siège du groupe, et quand on interroge les proches du clan sur l’importance de la Fondation qui fête cette année son cinquantenaire, la réponse fuse, toujours la même : c’est ce qu’il reste du grand-père »(1)
C’est vrai que du côté d’Oran, il n’a pas l’air de rester grand-chose.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?).
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→ (1) l’Express du 9 mai 2005, toute fin de l’article, dans Le coin de Miguel Monjo
→ La visite virtuelle de la Fondation Juan March à Palma.
→ La 4ème de couverture (en espagnol) du livre de Esteban Urreiztieta, « Los March ».