Ange Tissier 1861 – Le prince-président de la république rend la liberté à Abd-el-Kader. Château d’Amboise, 16 octobre 1852

Les débuts d’une colonisation deviennent très vite mythiques.

On lit des livres, on regarde des gravures, on admire des photos, tout a été adouci par le temps. On a un mal fou à imaginer le réel, la poussière, la chaleur, les marécages, les batailles, que sais-je. La terre.

On est en permanence confronté à des Delacroix en train de peindre le Sacre de Napoléon.

Sauf qu’il faut remplacer par la reddition de l’Émir Abd el-Kader.

Le tableau de Tissier au musée de Versailles représente par exemple Napoléon III en train de rendre sa liberté à l’émir Abd el-Kader après plusieurs années de résidence forcée.

Tout y est parfaitement esthétisé.

On se demande dans quelle mesure il s’agit d’un tableau historique. Cela dit, il passe à travers ce tableau davantage de choses qu’on ne voudrait l’y voir et que le commanditaire voudrait y voir.

Le tableau est officiel puisque Tissier est un peintre officiel du Second Empire mais on se pose quelques questions.

L’émir se trouve au centre. Les musulmans sont à droite et les Français à gauche. La lumière arrive de droite et éclaire la famille d’Abd el-Kader qui constitue le cœur du tableau, un cœur particulièrement vivant.

La vie est donnée par au moins deux éléments faciles à repérer et très nettement mis en évidence :

  1. Deux enfants regardent de manière curieuse les Français en penchant légèrement la tête. Ce mouvement s’oppose fortement à la raideur froide de Napoléon III et de ses généraux.
  2. En haut du tableau, un musulman écarte de la main gauche un rideau pour mieux observer la scène.

A la lecture de cette œuvre, je balance entre deux interprétations.

Tissier cherche-t-il à faire passer l’idée que malgré la reddition d’Abd el-Kader, c’est de ce côté-là que se trouve la vie (mais en faisant passer officiellement la raideur de Napoléon pour de la noblesse) ? Ou est-il pris dans le feu de l’Orientalisme scientifique qui a tendance à enjoliver les choses d’Orient ?

On est en pleine période de ce qui est appelé « Orientalisme scientifique », on fantasme le monde arabe et on lui donne un romantisme qu’il n’a pas.

Le Bain turc est un tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres conservé au musée du Louvre à Paris. Cette œuvre présente un groupe de femmes nues dans un harem – Exemple parfait de ce qu’on appelle l’Orientalisme

Beaucoup me considèreront ici comme un orientaliste scientifique, par exemple, sans comprendre peut-être, que c’est la seule chose dont j’essaie de me dégager.

« Le professeur de littérature comparée Edward Saïd s’est livré, dans son œuvre principale, à une déconstruction de l’Orientalisme depuis ses débuts jusqu’à son application récente pour justifier la guerre en Irak.

La constatation de départ vient des experts géopolitiques sur le Moyen-Orient, qui se présentent comme des sommités dans leur domaine alors qu’ils ne parlent pas la langue des peuples dont ils décrivent les cultures et sociétés.

Dans son livre, Edward Saïd  relie ces études orientales à la pratique de l’Orientalisme en Europe du XIX° siècle, notant que ce développement spectaculaire de connaissances en ethnologie, sociologie, archéologie accompagne l’apogée de l’ère coloniale (ex : l’Angleterre victorienne dans les propos rapportés d’Arthur Balfour à la représentation nationale, se targuant d’en connaître plus sur l’Égypte par le biais de l’égyptologie que les autochtones eux-mêmes sur leur propre pays ; ce qui légitime la présence de l’administration coloniale).

Pour lui, l’Orientalisme est, sans être une idéologie politique, un courant de pensée qui a légitimé d’un point de vue culturel l’impérialisme colonial européen.

D’une manière plus générale, il met en exergue que l’Occident s’est construit en définissant, par la négative, ce qu’il n’était pas, projetant sur un Orient fantasmé et exotique sa distinction de l’Autre.

On retrouve donc par le clivage occidental/oriental une perpétuation du schéma de pensée civilisé/barbare, qui se retrouve intuitivement par le fait que les dits orientaux ne se définissent pas comme tels, alors que les ressortissants occidentaux se nomment ainsi eux-mêmes« 

En d’autres termes et pour faire simple, selon Edward Saïd, on peut repérer l’orientaliste par le seul fait qu’il se nomme lui-même « occidental » alors que les « orientaux » ne se reconnaissent pas du tout dans ce terme qu’ils n’utilisent pas.

Tissier serait ainsi un orientaliste de la première heure en décidant de peindre ce clivage et de l’accentuer le plus possible.

Le choix de sentimentaliser la représentation côté Abd el-Kader et de la rationaliser côté Napoléon serait typique d’une représentation orientaliste du monde qui n’existerait que du point de vue occidental.

Il n’est pas impossible que je sois pris dans ce filet.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

*

NB : Excellente critique rédigée par Jean-Louis Marçot à propos du livre Après l’orientalisme. L’Orient créé par l’Orient de François Pouillon et Jean-Claude Vatin.



 

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