Sisyphe au Jardin du Luxembourg (source : photo de Monique Joly sur le blog moniquetdany)

S’il y a quelqu’un qui prend une place pour le moins absurde dans l’histoire d’Oran, c’est bien Camus.

Qu’est-ce que l’absurde ? On pourrait en écrire des tonnes (ça a déjà été fait) mais c’est très simple, c’est ce qui n’obéit pas à la logique. Et la logique, c’est le principe de non-contradiction : un élément quel qu’il soit ne peut être à la fois une chose et son contraire, en même temps.

On ne peut pas mesurer plus de 1.85m et moins de 1.85m. Le chiffre 15 ne peut pas être à la fois pair et impair. On ne peut pas aller à la fois à droite et à gauche.

Au royaume de l’absurde, tout est possible, et plus particulièrement tout et son contraire. C’est la grande Voie de l’Ambiguïté : deux sens sont possibles en même temps. Ça demande plus de finesse que la logique aristotélicienne.

C’est d’ailleurs ce qui fait son charme et je ne connais aucun grand esprit qui n’ait succombé à la subtilité d’une pensée du tout et son contraire, à commencer par la plus ancienne d’entre toutes, celle d’Héraclite.

Le problème est que personne n’aime la pensée du tout et son contraire. Evidemment, on y perd son latin. Si toute vérité se résout finalement dans une contradiction insoluble, alors il n’y a plus qu’à se taire. C’est d’ailleurs ce que conseillaient les gnostiques.

Mais laissons de côté l’histoire de la philosophie et jetons un œil sur notre Camus historique.

En quoi la présence de Camus dans l’histoire d’Oran est-elle absurde ?

Albert Camus et Michel Gallimard en Grèce en 1958

Pour se rendre compte de l’absurdité du problème Camus, il suffit de passer par la pensée du tout et son contraire. De l’ambiguïté de la parole d’un homme à l’intelligence hors du commun.

Je ne prendrai pour exemple que cet extrait de l’Été :

Mais l’innocence a besoin du sable et des pierres. Et l’homme a désappris d’y vivre. Il faut le croire du moins, puisqu’il s’est retranché dans cette ville singulière où dort l’ennui. Cependant, c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran. Capitale de l’ennui, assiégée par l’innocence et la beauté, l’armée qui l’enserre a autant de soldats que de pierres.

Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi ! quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations ! Cela est vain sans doute.

Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction, ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation.

Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis. Voici les déserts où la pensée va se reprendre, la main fraîche du soir sur un cœur agité. Sur cette montagne des Oliviers, la veille est inutile ; l’esprit rejoint et approuve les Apôtres endormis.

Avaient-ils vraiment tort ? Ils ont eu tout de même leur révélation.

Les esprits sans ambiguïté se trouvent obligés de trancher :

→ il a dit « Oran capitale de l’ennui !!! »
Non !
→ il a dit « Oran assiégée par la beauté !!!«

Et pour ceux qui veulent s’élever, il dit « c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran »

Camus écrit qu’Oran est un désert à l’ombre de murs chauds. Qu’il faut apprendre à s’endormir pour se trouver. Qu’il s’agit de ne ressembler à rienQue les apôtres furent sauvés après s’être endormis.

Oran est le désert auquel chacun se doit d’être confronté pour s’éveiller et s’endormir à la fois.

Comprenne qui peut.

Ce qui est sûr en revanche, c’est que Camus n’est pas un existentialiste. Il le dit lui-même même si personne n’en démord.

– Djemila, Alger, Oran… Vous demeurez fidèle à l’Afrique ?
J’ai touché le point sensible. Le visage d’Albert Camus s’ouvre à sa plus secrète passion. Son regard plonge à travers la fenêtre: le ciel de Paris, gris malgré l’été, bascule et découvre à son souvenir le bleu profond et immuable du ciel d’Afrique.
– Je n’écrirai rien, affirme-t-il, qui ne soit en quelque mesure lié à cette terre dont je proviens. Aujourd’hui, on refuse à l’écrivain le droit d’être solitaire: il faut qu’il se rallie à un groupe, qu’il accepte une étiquette. Eh bien, si l’on veut à tout prix me rattacher à une école, parlons d’une école nord-africaine.
Jean Grenier (1898-1971): «Mon maître auquel je dois tant» confie Albert Camus.
Une école nord-africaine ? Camus peut-il citer beaucoup de noms ?
– Mais oui. Tenez des écrivains comme Gabriel Audislo, Jules Roy, Jean Amrouche, Jean Grenier qui a été mon maître et auquel je dois tant. Je n’ai d’affinité profonde qu’avec eux.
– Je recueille avidement cette déclaration, lui dis-je. Elle me permettra d’affirmer que vous n’êtes pas existentialiste…
Existentialiste ! Camus s’esclaffe.
– Dites-le, clamez-le, me dit-il: cela n’y fera rien. Les journalistes veulent que je sois existentialiste, et comme ils ne savent pas ce que c’est, rien ne peut les détromper.
– Bien sûr, lui dis-je: entre l’existentialisme et vous, il n’y a aucun rapport précis. Pourtant, il me semble que vous restreignez la portée de L’Étranger en invoquant cette école nord-africaine. J’aime surtout dans votre livre l’expression d’une sensibilité contemporaine, qui est une sensibilité générale… C’est en ce sens qu’il n’est pas tout à fait inexact de le mettre en parallèle avec les romans de Sartre.
Albert Camus allume une cigarette et réfléchit un instant :
— Tout ce que je peux vous dire, me répond-il, c’est que le côté nord-africain m’importe plus que le reste: c’est en lui que s’exprime ma sensibilité la plus personnelle. Ce que je vois surtout dans mon livre, c’est la présence physique, l’expérience charnelle que les critiques n’ont pas vue. Une terre, un ciel, un homme façonné par cette terre et ce ciel? Les hommes de là-bas vivent comme mon héros, tout simplement. Naturellement, vous pouvez comprendre L’Étranger, mais un Algérien entrera plus aisément et plus profondément dans sa compréhension.

Tout ça se trouve dans cet article du Figaro Histoire

Mais bien sûr, ce que tout le monde retiendra (et encore, ce n’est pas sûr), c’est que Camus n’est pas un existentialiste.

Albert Camus (1913-1960) écrivain ( prix Nobel de littérature en1957), journaliste rédacteur en chef du journal Combat de 1944 a 1947.

Alors que la seule chose à retenir est celle-ci :

« Ce que je vois surtout dans mon livre, c’est la présence physique, l’expérience charnelle que les critiques n’ont pas vue. Une terre, un ciel, un homme façonné par cette terre et ce ciel? Les hommes de là-bas vivent comme mon héros, tout simplement. Naturellement, vous pouvez comprendre L’Étranger, mais un Algérien entrera plus aisément et plus profondément dans sa compréhension.«

Au royaume des aveugles.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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