Monument se trouvant dans l’allée principale du Cimetière de Tamashouet à Oran (source photo)

A Oran, il est très compliqué de parler de ses propres morts, parce que les morts des autres n’ont pas toujours de sépulture.

Le 5 juillet à Oran n’est un secret pour personne, il se trouve sur tous les sites pieds-noirs, on tourne autour sans le saisir puis on finit par s’en aller, avec une certaine forme de mauvaise conscience.

Surtout quand l’Histoire a épargné ses proches.

Dans un entretien réalisé le 29 août 2010, mon père relate une brève rencontre, à mon sens très significative :

« J’ai eu une chance énorme… Une fois, j’ai rencontré quelqu’un à Bordeaux : tu es d’Oran toi aussi ? Je dis oui. Il me dit : j’ai eu mes parents tués dans la boulangerie d’Arzew… Ah bon. Je n’ai pas demandé plus. Il n’avait pas envie de parler.« 

Celui qui a perdu ses proches ne peut pas en parler. Celui qui les a conservés le garde pour lui.

Silence pour tout le monde.

L’Histoire a donc épargné Paul Souleyre, Edmond Souleyre et Andrée L. d’une mort sans sépulture. Elle leur a même épargné la guerre d’Algérie puisque la dernière inhumation date du 22 février 1954.

Andrée L. avait 11 ans et demi. Elle était la sœur aînée de ma mère.

J’ai fini par retrouver le numéro du carré au cimetière de Tamashouet. Un carré qui ne fait pas partie de la zone cédée au cadastre algérien. Un carré épargné lui aussi.

 Cimetière Tamashouet à Oran
Plan des carrés du cimetière Tamashouet
Les deux zones du cimetière (Google Earth)
Les ossuaires
Les ossuaires

Je ne sais pas comment est mort Paul Souleyre, mais Edmond est mort violemment, lors du débarquement des Américains, en novembre 1942. Il défendait le régime de Vichy dans le Fort de Santa-Cruz. J’en ai déjà parlé.

Je doute que ce soit par conviction, sa mère était juive.

Elle a du récupérer elle-même le corps de son fils pour pouvoir l’enterrer dignement dans le carré n°x du cimetière de Tamashouet.

Andrée est morte à Lyon, hôpital Édouard Herriot, le 15 février 1954. Elle avait la maladie bleue et faisait le voyage en France pour la troisième fois. Elle a été rapatriée à Oran et inhumée à Tamashouet le 22 février 1954.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Andrée a été exhumée le 20 octobre 1976, rapatriée à Sète le 5 novembre 1976 et inhumée à Perpignan le 6 novembre 1976 à 8h30.

A noter que j’ai employé deux fois le terme « rapatrié » pour deux voyages en sens contraire. Pour ma grand-mère, « rapatrier » signifiait surtout ramener sa fille auprès d’elle. Elle ne l’a pas demandé pour son père Paul Souleyre ou son frère Edmond qui sont donc toujours à Oran.

Par contre, la personne qui s’est occupée de tout ça à Oran en septembre-octobre-novembre 1976 (Lyliane Borderieux, qui à l’époque habitait l’Antinéa et dont je n’ai de trace que par un certain Pierre-André Sorbets, ancien professeur de français au lycée Pasteur dans les années 70) écrit dans une lettre adressée à mes grands-parents :

« Je voulais aussi vous signaler que la dalle de marbre qui ferme votre caveau a trois grandes fentes par où l’eau s’infiltre, donc le cercueil en bois était dans un assez mauvais état. Je crois qu’il reste encore des corps, est-ce que vous voulez refaire la dalle de fermeture ? »

La dalle a été refaite et ma grand-mère écrit en novembre 1976 une lettre de remerciement que je glisse en fin d’article. Elle en avait gardé un brouillon, semble-t-il, puisqu’il y a de nombreuses ratures, qui témoignent à quel point il est difficile de trouver les mots dans ces moments-là. Elle permet de prendre la mesure de sa souffrance et de sa gratitude.

Il y avait déjà la douleur de perdre sa fille en 1954, l’exil de 1962 est venu comme une séparation supplémentaire, une seconde mort.

Une personne avec qui je corresponds depuis quelque temps avait du mal à comprendre cette « obsession » du rapatriement des corps. Je lui ai répondu que j’avais une fille qui avait des soucis de santé et que si je devais la perdre, j’aurais du mal à la savoir de l’autre côté de la Méditerranée, seule.

Ma mère, je pourrais peut-être, je ne sais pas. Mais ma fille, c’est inimaginable.

Ma grand-mère n’a pas fait revenir les corps de son père et de son frère mais elle a demandé à faire changer la dalle. Lyliane Borderieux s’est acquittée de cette tâche avec une bienveillance exemplaire.

Qu’elle en soit remerciée.

 

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)

*

Perpignan, le 16/11/1976

 

Chère Madame,

 

J’ai prié mon mari de me laisser vous écrire cette fois-ci, pour pouvoir vous exprimer toute ma gratitude pour le dévouement et la célérité avec lesquels vous vous êtes employée à faire effectuer le plus rapidement possible le transfert du corps de notre fille chérie. C’était notre premier enfant et nous avions toujours au fond du coeur le regret de l’avoir laissée loin de nous. Maintenant elle repose dans la même ville que nous et nous avons retrouvé la paix de l’âme. Merci encore, Madame, et du plus profond du coeur.

Nous sommes d’accord pour les travaux que vous ferez exécuter sur la tombe, où reposent encore mon père et mon jeune frère Edmond. Mon émotion a été grande en vous entendant dire que vous l’aviez bien connu dans sa jeunesse. Les voix de Dieu sont impénétrables.

Nous n’avons pu, malgré notre grand désir, vous joindre pendant votre séjour à Alicante, car dans le même temps, j’ai dû aller à Paris, au chevet de ma mère atteinte d’un infarctus.  Nous remettrons cette rencontre à votre prochain voyage. Nous allons souvent à Nice retrouver de vieux amis et si vous passez quelques jours à St-Laurent du Var, nous tâcherons de vous voir chez votre père, dont nous avons noté l’adresse.

Par le même courrier, mon mari a écrit à M. Isïdi pour lui dire la fin de notre entreprise et lui exprimer nos sincères remerciements. 

Croyez, chère Madame, à notre affectueuse reconnaissance et à toute notre sympathie.

P.L.



 

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