On ne peut pas écouter longtemps quelqu’un parler d’Oran sans voir les rues, les montagnes ou la mer.
Il s’est passé beaucoup de choses et pas forcément dans les mêmes endroits. Il y avait des arrondissements, des places, des monuments et des petits lieux simples comme des cinémas ou des squares.
J’ai enregistré mon père fin août 2010 en pensant naïvement que je comprendrai tout. Je n’avais pas saisi l’importance de la géographie locale. Il fallait connaître le « village nègre », la Place des Victoires ou le quartier juif.
Dès mon retour, je me suis donc rué sur un site d’occasion et j’ai débusqué un plan d’Oran 1958. J’en avais trouvé des virtuels sur Internet mais j’ai vite compris qu’il m’en fallait un sous les yeux. L’écran d’ordinateur permet beaucoup de manipulations mais n’est pas vraiment approprié à la consultation d’un plan de ville.
Le mien est un vieux « Guides Pol » verdâtre avec ORAN écrit en gros et blanc sur fond rouge. L’aspect vieillot le rend touchant maintenant, mais quand je l’ai reçu, il m’a beaucoup impressionné. Je rentrai brutalement dans un objet de l’époque. J’avais jusque-là tout esquivé.
Déplier un plan n’est pas neutre. L’acte engage.
On sait qu’on pénètre dans un labyrinthe et qu’on n’en ressortira pas de sitôt. Je l’ai donc regardé un temps, puis j’ai décidé de l’ouvrir.
Il est jaune pour les bâtiments, vert pour les parties végétales (comme le jardin public) et bleu pour la mer. Très important, il y a les noms de quartier. Et tout aussi important, il y a les lignes de bus dessinées en rouge avec les numéros.
Si je lis bien, les lignes 4 et 14 par exemple semblent partir de la Place d’Armes, continuent le long du Boulevard Marechal Joffre, puis tournent à gauche pour suivre le boulevard de Mascara.
J’aime beaucoup suivre les lignes de bus le long des boulevards. On se perd très vite mais on apprend aussi beaucoup à se repérer.
Mais quand j’ai ouvert mon plan, ce n’est pas ce que j’ai vu en premier.
En premier, j’ai remarqué un long périmètre marqué au stylo qui, je le
comprends maintenant, fait le contour de toute la vieille ville construite dans le ravin.
Maintenant, je suis habitué. Mais quand j’ai reçu le plan, me trouver face à la trace de quelqu’un qui avait ressenti le besoin, là-bas, de repasser le contour d’une zone singulière qui devait faire sens pour lui, m’a brutalement projeté dans le passé alors que je comptais seulement prendre connaissance de la ville.
On oublie toujours, lorsqu’on s’attaque à un vieux plan, qu’il a déjà servi, que quelqu’un l’a déjà glissé dans sa poche et qu’il a déjà traversé Oran en long, en large, et en travers.
On oublie que le plan est vivant. On oublie que la personne n’est peut-être plus là. On oublie le temps.
On oublie tout ce que doit reconstituer la mémoire.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)