Santa-Cruz depuis les jardins du palais du Bey

*

 

A la suite de cette journée, je passerai presque une nuit blanche.

C’est qu’il y a eu des discussions et des rencontres imprévues le soir, d’abord place de la République au niveau de la Marine, puis plus tard, au restaurant Beni Chougrane dans le quartier de Gambetta. Je considère qu’à ce moment-là, je sors du tourisme qui s’engageait malgré tout les premiers jours, même s’il s’agissait d’un tourisme très spécial puisque je faisais toujours les visites avec des personnes que je connaissais depuis déjà de nombreux mois, qui habitent Oran, et qui ont suivi le blog. Ce n’est pas non plus tout à fait du tourisme lorsqu’on vient voir des amis qui veulent montrer la ville à quelqu’un dont ils savent qu’il la connait bien… virtuellement. C’est quand même une situation spéciale.

Mais le mercredi soir, il se passe quelque chose.

Je sors des monuments et de la ville pour me pencher sur une conversation qui a lieu au « Méditerranée », entre amis soucieux de patrimoine, et qui me laisse perplexe. Ils parlent de Sidi el-Houari en mauvais état. Il faut faire quelque chose pour sauver ce quartier de sa destruction programmée par simple abandon, le faire connaître des habitants de la ville, son histoire est importante. C’est vrai, ils ont sûrement raison, et pourtant.

Oran – Un patio de Sidi el-Houari

Et pourtant, je suis surpris parce que les informations ne manquent pas, ni les sorties sur le terrain. Je ne peux m’empêcher de donner mon point de vue : le nouvel espace se trouve sur Internet. Lorsqu’on cherche à se documenter sur l’histoire d’une ville comme Oran, ce n’est pas au siège de Bel Horizon qu’on se rend, ni à celui de SDH, mais au siège de Google dont l’adresse se trouve là. Et sur cet espace là, la carte d’Oran qui se dessine ressemble étrangement à celle des années 50 dans le sens où il y a des quartiers extrêmement visibles, et d’autres qui le sont beaucoup moins.

En vérité, ce n’est pas très compliqué : Oran sur Internet se limite aux quartiers européens.

Pour les quartiers musulmans, il n’y a rien. J’ai essayé de faire quelques articles sur Ville Nouvelle, Lamur ou les Planteurs du temps où j’écrivais sur Memoblog, le moins que l’on puisse dire est que j’ai eu du mal. Il a fallu que je fouille très loin avant de tomber sur… des rapports de géographes français d’avant 62 qui cherchaient à connaître la population musulmane pour réfléchir au meilleur moyen de supprimer les bidonvilles qui ceinturaient la ville et reloger les habitants dans des cités à construire. C’est par exemple le cas de René Emsalem pour les Planteurs.

Oran – Carte des Planteurs autour de 1950

Nourine me fait remarquer très justement : « nous n’avons pas les mêmes besoins ».

Il a raison. J’ai besoin de connaître l’histoire de Ville Nouvelle, mais pas lui, puisqu’il la connait. Et pas eux tous, puisqu’ils la connaissent tous. Du moins ceux qui se trouvent attablés devant moi. Leurs besoins à eux est de sauver un patrimoine qui se dégrade tous les jours à une vitesse affolante sous le regard indifférent des pouvoirs publics. Kamel dirait inculte. Je ne sais pas. Mais c’est quand même un drôle de cercle vicieux parce qu’en attendant il n’y a rien sur Internet en ce qui concerne la partie arabe de l’histoire des quartiers d’Oran. Alors qu’il y a du monde sur place qui connait plein de choses.

L’Oran que tout le monde découvrira sur Internet est une ville européenne. C’est juste hallucinant quand on y réfléchit deux secondes. Mais c’est comme ça.

Je ne vais pas me plaindre puisque ça m’a permis de reconstituer tout ce que je voulais reconstituer. Mais je n’ai pas mis longtemps à comprendre que je restituais une histoire pieds-noirs d’Oran et non une histoire d’Oran. Que je ne sentirais jamais que la moitié de la ville, là où j’aurais quand même aimé en percevoir la totalité. Eh bien non, il me manque la moitié des données. Tous les quartiers arabes. Rien que ça. Je me retrouve dans la même position que mes parents, ignorants de ce qui se passait de l’autre côté du boulevard Paul Doumer (je ne généralise pas leur cas) mais pour d’autres raisons. Je n’irai pas plus loin sur ce sujet de nouveau abordé dans la soirée au Beni-Chougrane, puis encore le lendemain chez Ouioui Bensetti, même si je crois qu’il y a là un vrai manque.

Et un manque plus sérieux qu’il n’y parait.

C’est un peu le problème d’Internet. Tout le monde pense que c’est virtuel donc sans réalité. Comme une espèce de jeu vidéo. Or ce sont des disques durs aussi réels que n’importe quel papier blanc et qui agissent sur les mentalités avec plus d’efficacité encore. Le monde arabe est quasiment invisible de l’histoire d’Oran. A part Insaniyat, et le flux sans fin des réseaux sociaux, je ne vois rien. Voilà la vérité d’Oran sur Internet.

Un tel gouffre entre deux mémoires parallèles ne cessera jamais de me questionner.

Oran – Les escaliers qui mènent du Boulevard Oudinot à la rue du Vieux Château (Sidi el-Houari) – On remarque en vert, au sommet des escaliers, le mausolée de Sidi el-Houari.

Donc je m’interroge pas mal la nuit.

Mais c’est peut-être aussi parce qu’on est le 16 avril, et qu’une fois de plus, les Mystères de la ville se jouent de moi.

Il était prévu que j’aille rendre visite à mon ancêtre Paul Souleyre au cimetière chrétien de Tamashouet le vendredi après-midi, et puis voilà que Toufik m’appelle pour me dire que ce n’est pas possible. Il va falloir changer de date. Deux possibilités : soit avant, soit après les élections présidentielles. Mais après, forcément, on ne sait pas trop comment ça va tourner même si le plus probable est qu’il ne se passe rien. Il n’empêche, on ne lit pas encore dans les lignes de la main, donc je dis à Toufik que ce sera plus simple le mercredi matin. Il est d’accord avec moi, on ira le 16 avril. Je ne mets pas longtemps à me rendre compte du hasard.

Paul Souleyre est mort le 16 avril 1940 à Oran.

Parfois, j’ai le sentiment d’évoluer dans un rêve, une réalité parallèle. Tous les esprits rationnels me diront que je me fais des films, mais certaines choses sont suspectes… et l’ont toujours été parmi les ascendants.

J’ai déjà raconté une fois la célèbre anecdote familiale :

« Une nuit, ma grand-mère (maternelle) se réveilla en sursaut et secoua mon grand-père.

 Il faut absolument aller au cimetière ! Ma grand-mère est gênée par un petit garçon dans sa chambre qui l’empêche de dormir.
– On ira demain matin, là c’est fermé…

Le lendemain matin, mon grand-père accompagna ma grand-mère au cimetière. Un angelot s’était renversé sur la tombe, probablement poussé par le vent. Elle le redressa, glissa quelques fleurs dans un vase, et repartit vivre sa vie dans la belle ville d’Oran. »

Quant à ma mère, il lui arrivait de deviner les célébrités qui mourrait dans la semaine, et dont l’annonce serait télévisée. Ça nous faisait rire.

Oran – Les tombes chinoises du cimetière chrétien Tamashouet

Je n’éprouve aucune émotion particulière en pénétrant dans le cimetière. J’en ai éprouvé cent fois plus le jour où j’ai découvert que cet ancêtre existait, et le jour où une amie est allée poser quelques fleurs sur sa tombe, en février 2013. Là, vraiment, j’ai été perturbé plusieurs jours. Mais je découvrais tout.

En avril 2014, je ne découvre plus rien, je prends acte.

Certaines choses sont là, je veux les voir, les toucher, parce que je connais le fonctionnement de mon cerveau. Il lui faut cette réalité-là pour continuer à avancer. Les idées en l’air, il ne peut plus. Les joies de l’imaginaire n’ont qu’un temps ; s’il n’y a pas d’incarnation derrière, il comprend qu’il avait affaire à un petit nuage, et il le dissipe de la main pour passer à autre chose. Je ne veux rien dissiper à Oran, donc je dois être là pour toucher la tombe de Paul Souleyre, mort le 16 avril 1940, il y a très exactement 74 ans.

Je donnerais beaucoup pour regarder cette scène de l’extérieur : 5 ou 6 personnes qui tournent et virent pendant dix minutes à la recherche de la tombe de mon ancêtre. On sait tous qu’il est là, puisqu’il est inscrit au registre informatisé de l’entrée, et que j’en ai vu les photos l’année dernière. Donc on est détendu, il n’y aura pas de mauvaise surprise… mais point de tombe dans le carré donné. On se rassemble plus ou moins : « comment est la tombe ? ». Je réponds qu’elle est assez simple et qu’il y a une croix. Aussi, il est écrit « Famille Paul Souleyre » en bas. Hochement de tête. Tout le monde repart en quête de ladite tombe, perdue dans les mauvaises herbes qui envahissent tout, c’est le printemps.

Je n’aurais pas voulu que les choses se passent autrement.

Enfin, je sens une certaine agitation dans le cimetière, quelqu’un vient de trouver. Je crois que c’est le responsable des registres, si ma mémoire est bonne, qui lève le bras et appelle tout le monde.

Inscription en mémoire d’Edmond Souleyre, tombé pour la France le 9 novembre 1942, lors du débarquement américain.

Si j’avais été seul, peut-être aurais-je commencé à réfléchir à la signification de ce lieu maudit pour la famille, et surtout pour ma mère.

Mais non. Je ne suis pas seul et c’est très bien. Le lieu se fait soudain joyeux ; tout le monde est bien content d’avoir enfin trouvé la tombe invisible. Il faut dire aussi qu’elle était en partie recouverte par la végétation dont il s’agit maintenant de se débarrasser.

« Vous voulez prendre une photo ? »

Je n’en ai pas spécialement envie mais je ne vois pas comment échapper au rituel sans devoir fournir des tonnes d’explications, donc je me laisse faire. Après tout, pourquoi pas ? Non, ce que je veux, c’est voir les inscriptions de plus près, pour m’assurer que je ne rêve pas. Il y en a une qui concerne la disparition de la sœur aînée de ma mère à onze ans et demi, et l’autre qui rappelle la mort tragique d’Edmond Souleyre, jeune frère de ma grand-mère, le 9 novembre 1942, à l’âge de 20 ans.

C’était le lendemain du débarquement américain. J’en ai aussi parlé sur Memoblog :

« Mon arrière-grand-mère Souleyre avait un fils, Edmond, mort le 9 novembre 1942, et qui a défendu Oran côté vichyste contre le débarquement américain. Il se trouvait au niveau de la batterie du Santon, dans le Fort de Santa-Cruz. Edmond se trouvait dans le Fort de Santa-Cruz et tirait sur les américains pour tenter vainement d’empêcher le débarquement. Le 10 novembre, c’était fini. Débandade totale. Plus personne dans le Fort Santa-Cruz, à part les blessés et les morts. Seuls. C’est mon arrière-grand-mère Souleyre qui dut monter au Fort pour retrouver son fils au milieu des morts et le redescendre afin de l’enterrer dignement. Meriem Souleyre, juive originaire de Tlemcen, était veuve de l’auvergnat Paul Souleyre, décédé durant l’entre-deux-guerres. Elle avait deux fils et trois filles. Edmond Souleyre, 20 ans, de mère juive, défendait Vichy contre le débarquement américain. »

Oran – Le fort de Santa-Cruz

Il y a trois histoires autour de cette tombe :

1 – La mystérieuse : rencontre incongrue entre un Français métropolitain d’origine auvergnate (Paul Souleyre) enterré à Oran, en Algérie, en 1940, et une juive d’Algérie (Meriem Souleyre) née Ben Beroun à Tlemcen en 1885, qui parle arabe à sa naissance, et qui se retrouve inhumée dans un cimetière parisien en 1977. Je ne connais pas les origines de ce mariage dont le mélange est déjà détonnant à l’époque.

2 – La sombre : mort d’une petite fille de 11 ans et demi, le 15 février 1954, à l’hôpital Edouard Herriot de Lyon, de la maladie bleue. Elle est enterrée une semaine plus tard à Oran, le 22 février exactement, puis exhumée le 20 octobre 1976, rapatriée à Sète le 5 novembre 1976, puis inhumée de nouveau à Perpignan le 6 novembre 1976 à 8h30. Une mort qui n’a l’air de rien mais qui aura détruit tout le monde dans le noyau familial. Ma mère ne s’en remettra jamais (sous des apparences trompeuses) et mourra d’une sclérose en plaques un 15 février elle aussi. Signe qui ne trompe pas.

3 – L’historique : j’en ai parlé plus haut. Lorsque je lève la tête et que je regarde le fort de Santa-Cruz, je me dis que le jeune frère de ma grand-mère d’origine juive est mort là-haut pour défendre le régime vichyste, et que c’est sa propre mère qui a du venir le chercher dans le fort abandonné pour pouvoir l’enterrer dignement à Tamashouet. « Tombé glorieusement pour la France le 9 novembre 1942 à l’âge de 20 ans » Quelle France ? La France Vichyste ? Au royaume des absurdités, on trouve difficilement mieux.

Après les photos d’usage, nous repartons dans les allées, et je suis brutalement saisi par la présence de tombes tout à fait inhabituelles en ces lieux que je pensais abandonnés au passé. Par groupe de quatre ou isolées, de ci de là, j’aperçois des stèles chinoises. Incroyable ! Il y a des gens qui viennent se faire enterrer ici ? Je n’en reviens pas. Et tout à coup, comble absolu, le cimetière me parait vivant. Instantanément une pensée : les Chinois qui se trouvent sur place ne laisseront jamais leurs morts finir n’importe comment dans un cimetière d’Algérie.  Ce n’est pas possible. A côté du comité français se trouve donc potentiellement une communauté chinoise. Ils prendront la relève, j’en suis persuadé, la pensée d’un cimetière vivant soudain me soulage et je décide de tourner vers la gauche pour aller voir le grand monument de l’allée centrale, et plus loin, les ossuaires.

Oran – Ossuaire de Tamashouet

Je parle avec Toufik en marchant et je lui demande s’il y a beaucoup de groupes pieds-noirs qui viennent par Bel Horizon.

Tout dépend de ce qu’on entend par beaucoup. Il semblerait qu’il y ait plus ou moins trois groupes d’une centaine de personnes dans l’année. Donc 300 pieds-noirs. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais l’illusion que le voyage mémoriel attirait davantage de monde. Poussons même jusqu’à 500, sur dix ans, ça fait 5000 personnes. C’est peut-être beaucoup finalement. Sachant que certains reviennent par leurs propres moyens comme mon père, il y a peut-être un tourisme pieds-noirs, en effet… même si je n’ai pas croisé grand monde pendant mes 10 jours.

J’arrive au niveau des ossuaires, la sensation est étrange.

On en comprend la nécessité mais on a du mal à s’y faire. J’ai une pensée pour les familles qui doivent imaginer des os mêlés à l’intérieur des blocs. Mes arrières-grands-parents côté paternels se trouvent donc là. Ils sont morts plus tard et ont dû être enterrés dans la partie du cimetière qui a été rendue au cadastre algérien. Il valait mieux être là depuis très longtemps et avoir un caveau familial pour se retrouver plus près de l’entrée et pouvoir espérer survivre au milieu des Chinois. Telle est la remarque que je me fais en regagnant la sortie.

Je viens donc de rendre visite à mes ancêtres.

C’était important et je remercie ceux qui m’ont permis de le faire.

Je ne décrirai pas mon passage au cimetière du Petit Lac, parce que le sujet est sensible, et que je ne détiens pas la clé pour le raconter sans soulever les polémiques. Donc direction le Palais du Bey pour une après-midi reposante dans un lieu qui m’a agréablement surpris ; je comprends que le Forum y ait organisé quelques réunions patrimoniales.

Oran – Entrée du Palais du Bey

Vraiment magnifique.

Il ne manquerait pas grand-chose pour faire de ce Palais un endroit délicieux. Ne seraient-ce que par les jardins. Beaucoup de délicatesse. Et puis le contraste avec la rudesse des constructions espagnoles (écuries et cachots souterrains) ne manque pas d’attraits. On y circule vraiment avec plaisir. Il faut juste ne pas avoir le vertige (je n’ai rien montré mais je me suis quand même tenu à la rambarde…) au niveau de la petite avancée du balcon de la favorite pour pouvoir profiter sereinement de la vue sur le minaret octogonal de la mosquée du Pacha et, plus généralement, sur toute la Marine.

Les peintures de l’intérieur sont abîmées mais il en reste suffisamment pour arriver à se faire une idée de l’endroit. Le harem est étonnant avec ses planches de bois de soutien qui ressemblent à des roues de charrettes. Je ne devrais pas dire cela, bien sûr, mais il y a un charme à ces nombreux rayons qui soutiennent les arcades en passe de s’effondrer. Ce bâtiment semble tout fragile au regard des énormes pierres taillées espagnoles ou mérénides qui forment l’ossature du site.

Et puis l’on croise aussi quelques étudiantes qui se plaignent des heures d’ouverture à notre jeune guide Fatima, des jeunes chiens qui courent à l’ancien emplacement d’une caserne française, et la verrue qui domine tout de ses quinze étages de béton avorté. J’apprendrai à mon retour qu’un peu plus loin se trouvent des grottes troglodytes. Je ne le savais pas à l’époque, sinon j’aurais peut-être poussé un peu plus loin.

C’est la fin d’après-midi, rendez-vous général avec d’autres amis place de la République, non loin, juste après un petit tour dans la partie « noble » de la Marine, au voisinage de la place Kleber.

Oran – Boulevard Stalingrad. Au fond, la place Kleber. Tout au loin, les premières pentes de la promenade de Létang et la place de la République.

Je ne m’étais encore jamais promené à pied dans les bas-quartier. C’est la première fois.

Ce soir-là, à ce moment-là, j’ai une pensée réelle et durable (quasiment tout le temps de la ballade) pour ceux (et celles surtout !) qui se trouvent de l’autre côté de la Méditerranée et qui m’ont aidé à me repérer un an plus tôt, dans les dédales de leur quartier. J’y suis et je n’ai qu’une envie, tout prendre en photo, et tout poster sur Facebook. Quelque part, cette séparation est difficile, tout le temps. Pour des tas de raisons. Je pense aussi souvent aux pieds-noirs et enfants de pieds-noirs qui me regardent à travers la lucarne de leur ordinateur en France, qu’à tous ces Algériens qui se promènent tranquillement dans leur ville lorsque je suis en France, et que je regarde de loin, à travers ma petite lucarne virtuelle. On a envie de partager. En permanence. Or il y a séparation.

J’expérimente, à une échelle ridicule, les conséquences très secondaires et bien lointaines de l’exil de 62. C’est comme ça.

La place Kleber n’a plus tout à fait l’allure qu’elle avait sur le tableau qui se trouvait aussi accroché dans le salon de mon grand-père à Perpignan, non loin de la cathédrale et de la vue classique depuis Santa Cruz. C’est un tableau resté gravé dans ma mémoire avec ses trois grands palmiers. Heureusement d’ailleurs, parce qu’à la mort de mon grand-père, en 1999, quelqu’un l’a pris chez lui. Je ne connaissais rien encore d’Oran, loin de là, donc j’ai tout laissé filer, et ce n’est que l’année dernière que j’ai pu identifier, de mémoire, les trois palmiers comme étant ceux de la place Kleber. Je sais que le tableau avait été peint par un ami de mon grand-père. Mais avait-il un sens ? Difficile à dire. Mon grand-père a enseigné deux ans à la Marine, école Emerat, survivante solitaire du désastre de l’hiver 1980. C’est le seul lien que j’ai pu retrouver avec les bas-quartier. Il faudrait que je questionne les quelques personnes de la famille susceptibles d’en savoir davantage.

On remonte le boulevard Stalingrad jusqu’à la place des Quinconces. Le tambour San José est bien usé mais toujours là, la porte d’entrée de la Casbah se trouve de l’autre côté de la route, et tout au loin, j’aperçois deux caveaux qui passent la tête derrière une construction de pierres, c’est le cimetière des cholériques. Je fixe les lieux dans ma mémoire. Et je pousse même le vice jusqu’à demander où se trouvaient les lavoirs pour fixer aussi leur emplacement disparu depuis longtemps.

Mon esprit demande tout parce qu’il veut tout fixer. C’est mécanique. Thérapeutique. Je ne peux pas faire autrement.

Je le regarde faire. C’est limite effrayant.

Oran – Le cimetière des cholériques, au loin (morts du choléra de 1849)

Puis retour à la place Kleber, et plus loin encore, place de la République.

C’est un lieu où nous allons rester une heure puisque le point de rendez-vous avec des personnes que je ne connais que de nom va se faire là, non loin du kiosque dont le toit tombe en lambeaux, de la fontaine Aucour dont les hippocampes plastifiés ont remplacé les griffons de bronze, et des usines Bastos aux fenêtres brisées. C’est aussi une vision d’Oran que j’aurais pu donner si j’avais l’âme à me complaire dans le mépris. Oran est une belle ville délaissée par ses pouvoirs publics. Il faut s’y promener depuis des années virtuellement pour ne plus accorder aucune importance au délaissement à peu près total des bâtiments de la ville. Il faut aussi avoir plongé dans son histoire pendant des mois pour arriver à faire surgir de son présent tous les trésors dont elle foisonne. Ce n’est pas simple au début, mais avec le temps, on y arrive. Ensuite, on ne peut plus s’en passer.

On pourrait crier au scandale mais ce n’est pas dans ma nature. Je n’y vois aucun intérêt.

Je préfère tenter de mettre en valeur un patrimoine séculaire, quand bien même des pans entiers de son histoire disparaissent régulièrement sous les coups de boutoirs de bulldozers, comme la Calère un jour de juin 2013 ou la Marine basse un jour de décembre 1980, ou plus simplement sous les décombres de 60 effondrements d’immeubles par an, dans le Derb et dans Sidi el-Houari. Tout ceci, il vaut mieux le savoir avant de venir à Oran, et l’avoir digéré pour être capable de regarder au-delà des apparences. Parce qu’au-delà des apparences, il y a des gens qui se battent avec une grande détermination, et une ville qui tient toujours debout. Cela sera-t-il suffisant ? Je ne sais pas. Mais le Derb, Sidi el-Houari, et même le front de mer ont été classé patrimoine historique il y a peu. Ce qui ne veut pas dire que l’histoire est sauvée, loin de là, mais qu’une petite bataille a été gagnée, au moins contre le temps.

C’est l’essentiel.

 

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