Toulouse-Matabiau – Un train vers les origines

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Je suis à un quart d’heure du début réel de mon voyage lorsque je prends cette photo.

En gare de Toulouse-Matabiau, j’attends Émile qui arrive de Montpellier et qui doit me prendre par la main pour m’aider à franchir le cap. Je suis incapable d’aller seul à Oran. Je ne suis pas un aventurier dans l’âme, ce pays m’inquiète comme il inquiète tout le monde, mais il est aussi le mien, et je veux dépasser mon inquiétude pour me sentir chez moi. Émile n’a peur de rien et puis il a tellement besoin de l’Algérie. Des gens surtout. Je comprendrai plus tard pourquoi. L’accueil y est exceptionnel. On n’a plus envie d’en repartir. Heureusement qu’il y a mes filles.

Merci mille fois Émile.

Depuis une semaine, une image flotte en permanence sous mes yeux : le sol gris d’une pièce vide et quelques flocons de poussières qui s’agitent dans l’air. Je sais que je regarde mon esprit ; le grand ménage est achevé. Ce n’est pas une mauvaise image de poète du dimanche. Ça me poursuit très exactement sous cette forme depuis le samedi 5 avril 2014, à 14h : un officier d’état-civil du Consulat d’Algérie à Bordeaux vient de me remettre mon visa. Je suis dans le tramway qui me ramène chez moi et l’image apparaît pour la première fois : un sol gris et des grains de poussières qui flottent dans l’air. C’est fini. Je vais poser le pied à Oran, je vais ancrer tout ce que je sais dans des pierres de taille bien réelles, je vais rencontrer des gens qui veulent me voir et que je tiens aussi à voir. Il y a réciprocité, c’est un aboutissement. Je n’arrive pas à me dire que le séjour peut se passer de travers. Seul le contexte politique m’interroge ; l’élection qui se prépare est bien étrange… Mais je ne me vois pas prendre ce prétexte pour annuler.  Trois jours plus tard, je sais que j’ai fait le bon choix : la verrue plantaire que je traîne depuis des lustres sous le pied droit et qu’un abruti de dermato a essayé de me griller sans état d’âme et sans succès il y a deux ans se met à rétrécir, puis disparaît. Terminé. Je n’en reviens pas.

Bordeaux – Place de la Bourse

Ainsi donc j’étais malade d’Oran ?

Avant même de me rappeler que j’arrivais de là-bas, pendant tout le temps où je révélais à mes élèves les arcanes de la tectonique des plaques, de la reproduction des grenouilles, et du clonage des mammifères, je souffrais déjà de mon grand-père, de ma grand-mère, de la petite morte de février 54, des juifs arabes de Tlemcen, des Espagnols de Catalogne, et des Français de Sauxillange et de Lorraine ? C’était donc eux qui frappaient à la porte de ma petite voûte plantaire pour que je les reconnaisse enfin, que je les prenne dans mes bras, et que je leur construise un mausolée sur Internet ? Incroyable.

Une fois, j’ai senti dans mes tripes la catastrophe qu’entraînerait un refus de visa.

On se pose toujours des questions lorsqu’on écrit sur l’Algérie et qu’on décide de venir faire un tour dans le pays au moment des élections présidentielles. On sait intuitivement et sans beaucoup de prescience que ce n’est pas le meilleur moment pour demander une autorisation de faire du tourisme. Surtout quand on découvre sur un bout de papier à compléter : « nom », « prénom », « pseudonyme »… On se met à avoir froid dans le dos. Ils n’accorderont jamais le visa à un type qui a déjà tant écrit sur Oran, il risquerait de se lâcher sur les élections même s’il est bien gentil, comme ça, au premier abord. Je réfléchis quelques minutes et puis je laisse tomber mon côté paranoïaque pour remplir le nom et le prénom… On verra bien si l’absence de Paul Souleyre leur pose problème.

Mais je passe une nuit blanche.

D’autant plus que je me rends compte trop tard que mon passeport (qui date de 2010) n’indique pas la même adresse que mon domicile actuel, adresse reportée sur le certificat d’hébergement que les parents de Tewfik m’ont envoyé. J’ai déménagé entre temps. Ça commence à faire beaucoup pour mon imagination débordante, et même si rien n’est périmé et qu’en théorie tout va bien, je ne peux m’empêcher de trembler de la tête aux pieds toute la nuit sous les draps, d’inspirer fort pour tenter de déplier mes poumons comprimés par le stress, et de jurer à tue-tête contre moi-même toutes les vingt minutes au mépris des règles de bon voisinage. Je n’en peux plus.

Au matin, une petite vérité apparaît : si je manque ce voyage, je m’effondre.

Des ancêtres attendent que je vienne leur rendre visite.

Je ne sais pas s’ils existent vraiment quelque part ou si j’ai seulement besoin de ces pensées-là pour réparer quelque chose, mais je sens bien que je dois me rendre sur les lieux de toutes les naissances et de beaucoup de morts. Pour me réinsérer dans une lignée, peut-être. Je ressens une nécessité intérieure violente : je dois aller là-bas. Si je ne foule pas ce sol, je me dissous. Ça a l’air grandiloquent, comme ça, mais c’est la vérité. Et ça fiche la trouille parce que c’est le Consulat d’Algérie à Bordeaux qui tient entre ses mains une partie de mon équilibre psychique.

Consulat d’Algérie à Bordeaux (photo Google)

Et puis dans le tramway qui me ramène du Consulat : le sol gris d’une pièce vide et quelques flocons de poussières qui s’agitent dans l’air

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Là, à un quart d’heure de l’arrivée du train en gare de Toulouse-Matabiau, je sais que le séjour commencera vraiment lorsque j’apercevrai Émile. Tout se mettra en branle subitement. Avant, je serai encore dans du quotidien ; après je basculerai sur Oran. Avant, je flotterai encore dans une vie décentrée, je pourrai tranquillement philosopher sur le quai, me poser des questions passionnantes sur le sens de la vie, le pourquoi, le comment ; après, tout questionnement s’évanouira, je serai fixé dans du présent absolu. Très exactement là où je dois être et nulle part ailleurs. Quel projet pourrait rivaliser avec ce voyage au cœur de mon histoire ? Qui pourrais-je davantage avoir envie de rencontrer que tous ceux que je vais rencontrer à Oran ? Quel lieu au monde pourrait davantage m’attirer que cette ville dont je connais le plan par coeur ? On me proposerait de choisir entre la lune et Oran, je choisirais Oran. Qu’irais-je faire sur la lune ? Du tourisme ?

Le train arrive et je ne vois pas Émile qui se trouve pourtant là. J’ai reçu un sms. On passe dix minutes à se chercher dans la gare. « Rendez-vous devant Chez Paul ». Ça me fait sourire. Sauf qu’il y a deux Paul et que je me poste devant le mauvais. Un dernier coup de fil. Je comprends qu’il se trouve à l’autre bout de la gare, devant le pianiste, j’arrive. Mais je passe devant lui sans le voir et je cherche encore.

Je suis joyeux. Tout ça me fait rire comme un enfant. Je sens l’excitation qui monte en moi.

Je ne vais pas tarder à serrer dans mes bras quelqu’un qui connait la ville beaucoup mieux que moi, qui meurt d’envie de se retrouver de l’autre côté de la Méditerranée, qui a pris les numéros de téléphone de tout le monde, qui se demande juste comment on fera là-bas pour ne rater personne (et on ratera du monde…). En un mot, qui jubile.

Que demander de plus ?

 

Demain, nous serons à Oran.

 

Oran – Aéroport de La Sénia le lendemain (photo retouchée)

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