En avril 1982, ma mère fait retour à Oran pour quelques jours.
Le 1er mai, elle écrit une longue lettre à ses parents et à son frère pour leur raconter son voyage. J’en ai publié le début il y a trois semaines.
Il y a 15 jours, ma mère faisait ses premiers pas en Algérie depuis 62 et revisitait la Corniche. La semaine dernière, elle retrouvait son appartement à Oran.
Aujourd’hui, c’est la suite et la fin du voyage.
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Pour les autres jours, je vais aller plus vite, car le plus important était ce que je viens de raconter.
Le mardi matin, nous avions une excursion à Santa Cruz. Il faisait très beau et ça a été agréable. Il parait que jusqu’à l’an dernier, Santa Cruz était complètement laissé à l’abandon, et même saccagée en partie, en tous cas lamentable. Cette année, ils ont tout refait, repeint, ravalé ou même reconstruit. C’était tout neuf ; il y a même maintenant un gardien à demeure, et un prêtre qui reste là en permanence. Il y a eu une messe pour ceux qui voulaient y assister. Quant à moi, j’ai mis une petite bougie (qu’on nous avait distribué) à tout hasard.
On avait une vue générale splendide sur Oran. C’est devenu une très grande ville (presque un million d’habitants). Il y a eu une dame qui, d’émotion, a eu une syncope, et par la suite, à chaque émotion, c’est-à-dire souvent, elle faisait une syncope.
A la fin de la matinée, nous sommes redescendus sur Oran et nous avons mangé dans un restaurant aux environs de la Place d’Armes, cher et dégueulasse. L’après-midi, nous avons encore tourné en ville, Petit Vichy et Théâtre de verdure, qui sont très propres et très bien entretenus.
Le mercredi, nous avons fait avec le groupe, une excursion à Tlemcen. Nous avons mis pour faire les 100km de l’aller la bagatelle de quatre heures, car il se trouvait toujours quelqu’un qui voulait s’arrêter quelque part où il avait vécu, ou qui voulait prendre des photos.
Moi-même, je me suis arrêtée à Rio-Salado (El-Malah) pour prendre des photos de la place centrale de l’église. Nous sommes aussi passés par Er-Rahel et Lourmel. Les gens qui connaissaient des Arabes dans ces villages étaient reconnus et accueillis comme des princes, tout le monde voulait les retenir, leur donner des cadeaux, de l’argent même, tuer le mouton tout de suite, enfin, c’était à peine croyable.
Nous sommes passés par Béni-Saf, que j’ai trouvé merveilleux. Il y avait le marché, et il faisait très beau, c’était magnifique… D’ailleurs, toute la côte d’Oranie a gardé son côté sauvage, il y a des paysages fantastiques. J’espère, égoïstement, que ça restera comme ça.
A Tlemcen, nous avons cru mourir de chaleur. La ville est très propre, bien entretenue. Nous avons mangé pour douze dinars un couscous délicieux accompagné de petit lait, c’était épatant. A un moment donné, j’ai voulu acheter des tallos qui étaient en vente sur place, mais en m’approchant, je me suis aperçue qu’ils étaient noirs de mouches, je n’en ai pas achetés.
Le lendemain jeudi, ça a été la journée chaude à Oran, que j’ai déjà racontée à Maman, si bien que nous n’avons pas pu nous rendre à l’invitation de la voisine rue de Mostaganem. Le soir, en rentrant aux Andalouses, nous avons vu un couple à qui il était arrivé la même chose que nous, la dame était au bord de la crise de nerfs, mais elle nous a raconté qu’un Arabe de ses amis, rencontré par hasard dans la rue à ce moment-là, lui avait assuré qu’il la défendrait et qu’il ne permettrait à personne de toucher un cheveux de sa tête, etc. N’empêche qu’elle n’était pas brillante. Et moi non plus. Ça m’a fait un choc. A Claude aussi.
Le vendredi, nous étions invités (tout le groupe) à un méchoui dans une ferme près de Bel-Abbès. C’était très sympa. La ferme était une ancienne ferme d’européen, maintenant nationalisée, comme toutes les fermes.
Nous avons été admirablement reçus, les Arabes employés à la ferme ont mangé avec nous, ensuite, des gens se sont mis à chanter avec eux en espagnol, et les Arabes chantaient avec eux en espagnol, c’était tout à fait insolite. Les Arabes continuent à parler entre eux en espagnol parait-il, tout au moins à certains endroits. Ensuite, nous avons fait le tour de la ferme, qui était grande mais mal exploitée, d’après ce que disaient les gens.
Les Arabes nous ont montré le vieux cheval des Européens, il était toujours là, très vieux, ils le nourrissent mais ne le font plus travailler. Ils ont gardé aussi intactes les machines agricoles du bonhomme, mais ils ne s’en servent plus, je ne sais pas pourquoi ; il y avait même une forge dans cette ferme, ils l’ont gardée intacte mais ne la font pas marcher. En revanche, on voyait que d’autres bâtiments avaient été saccagés (la porcherie sans doute). Enfin, ça a été une bonne journée quand même.
Enfin, le samedi, dernier jour, nous sommes allés déjeuner à la rue de Mostaganem.
Le docteur était soucieux à cause des événements, mais il est resté très poli. Nous avons parlé de choses et d’autres. La fille aînée, celle de Bruxelles, a mangé avec nous, mais pas la femme. Nous avons mangé le couscous et d’autres choses, dans la chambre qui était la vôtre autrefois et dont ils ont fait la salle à manger.
A un moment donné, il nous a dit qu’il avait été torturé par l’armée pendant la guerre, que ça ne s’oubliait pas facilement, mais que parfois, il fallait savoir tourner la page et il n’a pas insisté.
A vrai dire, la conversation n’était pas des plus faciles à mener, vue la situation hors du commun, mais il a été très bien.
On est repartis vers les deux heures et demi. Comme il y avait encore de l’agitation en ville, et surtout dans les quartiers périphériques, l’armée était partout, surtout au carrefour du pont St-Charles qui a toujours été gâté de ce côté-là. Il y avait même des soldats sur le pont.
Je voulais aller au cimetière. Nous avons pris un taxi, on en trouve très facilement, c’est nationalisé aussi.
Comme je ne me rappelais absolument pas où était le cimetière, je ne pouvais même pas demander au chauffeur où je voulais aller. Il m’a dit : « je vais vous conduire devant les trois cimetières européens et peut-être que vous reconnaitrez ». Je me rappelais bien le nom « cimetière Tamasouet », mais lui, ça ne lui disait rien du tout.
Heureusement, au deuxième, j’ai reconnu l’entrée, mais c’était très changé car il n’y a plus de marchands de fleurs comme autrefois. La grande esplanade devant l’entrée est une espèce de gare d’autobus et de taxis. Il faut vraiment savoir que cette entrée est celle d’un cimetière. Ce n’est pas évident.
Je me sentais tout à fait incapable de retrouver la tombe, mais maintenant, il y a des employés qui sont chargés d’entretenir les tombes, les allées, et de restaurer celles qui sont très vieilles. C’est un employé qui a cherché dans les registres et qui a retrouvé le numéro du carré. Il nous a conduit jusque devant la tombe. Elle est en parfait état, ainsi que toutes celles de ce carré d’ailleurs. Simplement, l’herbe a poussé entre les tombes, mais tout est très propre. Claude a fait des tas de photos.
Le cimetière d’Oran est entretenu très convenablement ; on ne peut pas en dire autant, malheureusement, de tous les autres, et il y a eu des gens qui ont eu des surprises terribles aux cimetières de Bel-Abbès ou de Témouchent…
J’ai voulu mettre des fleurs ou quelque chose (il y avait des gens qui avaient apporté de France des fleurs en plastique) mais comme il n’y a plus de marchands de fleurs aux alentours, il aurait fallu retourner en ville et revenir, ce qui n’était pas possible vue la situation. J’ai pensé comme j’ai pu à ceux qui sont là, que je n’ai pas connus, mais qui sont les miens. Claude était ému aussi.
Puis nous sommes repartis. Aucun taxi ne voulait nous ramener en ville à cause des manifestations, mais à la fin, il y en a un qui a accepté. Quand nous sommes arrivés en ville, finalement, c’était plus calme que nous ne l’attendions. Il nous restait encore deux heures, alors du coup, nous sommes repartis vers le plateau St-Michel, toujours en taxi.
Nous nous sommes faits arrêter devant la gare, qui doit bien être le seul monument d’Oran à être resté d’un blanc éclatant. De là, nous sommes allés rue Sidi-Ferruch, mais nous avons seulement regardé l’entrée de l’immeuble, aussi sale que les autres. Je suis contente de l’avoir revue. De toute façon, je ne me rappelais pas l’étage.
Puis nous sommes allés à l’école Lamoricière. Je suis entrée chez les filles, et nous sommes tombés sur une jeune femme qui doit avoir mon âge ou un peu moins. Elle nous a conduits partout où nous voulions aller. Je lui ai expliqué que j’avais été élève ici, que mes parents, etc… Elle a dit que tous les registres étaient restés là, avec les noms des anciens instits, et qu’elle regarderait. C’était la directrice de l’école de filles.
Elle nous a menés à la classe de maman, et ce sont toujours les mêmes tables qui y sont.
Il y avait un jeune instit algérien qui faisait la classe à une trentaine de petites filles bien pomponnées, elles étaient toutes petites, très mignonnes dans cette classe de style rétro avec ses tables anciennes. L’école est très propre et très bien entretenue, rien n’a changé.
La jeune directrice (chez nous, on ne voit pas de directrice si jeune) voulait absolument que nous montions prendre un thé chez elle, au-dessus, mais cette fois ce n’était plus possible car il nous fallait reprendre le car à la Place d’Armes à six heures. J’ai regretté car elle avait l’air charmante et très compréhensive. Nous sommes repartis, et je crois que c’est là que j’étais le plus émue, va savoir pourquoi.
Au fond, je l’aimais, cette école. Voilà.
Le lendemain, c’était le départ. Il y avait des gens qui pleuraient comme des madeleines, mais moi, j’étais très contente de mon voyage, je n’avais pas envie de pleurer. J’ai revu des lieux que je pensais ne jamais revoir et maintenant, je sais que l’Algérie, ce n’est pas une espèce de vie antérieure à jamais évanouie dans le passé, mais bien un pays réel, en chair et en os si l’on peut dire, où je pourrai retourner parfois, quand j’en aurai envie.
Et ça, ça ne donne pas envie de pleurer, mais ça me remplit de joie, au contraire.
Mais naturellement, chacun vit et voit les choses à sa manière, on ne peut pas généraliser. Je comprends ça très bien.
Je vais arrêter là mon journal de voyage. Il y aurait encore des choses à raconter, mais j’en garde un peu pour la prochaine fois où nous nous reverrons. J’ai oublié de dire que j’étais aussi retournée rue d’Igly et au boulevard Gallieni, où rien n’est changé, c’est le plus beau boulevard d’Oran.
Il me reste à vous embrasser.
Claude vous embrasse aussi. Il a trouvé Oran une très belle ville, et l’Oranie une région magnifique. Peut-être irons-nous une autre fois à Alger. Enfin, on verra. On n’y est pas encore. J’espère que ma lettre ne vous a pas lassés, car ces choses-là sont difficiles à raconter. Encore une fois, j’ai préféré taper à la machine car je prévoyais que ça serait long et j’ai de plus en plus de mal à écrire à la main.
Toutes les photos ne sont pas encore développées. Quand elles le seront, nous verrons comment nous pourrons faire pour que vous les voyiez.
Les enfants vont bien, ils sont enchantés de leur séjour à Perpignan. Claude vient d’aller à Paris pour organiser son séjour au festival d’Avignon au mois de juillet.
Voilà les dernières nouvelles.
Nous vous embrassons tous bien fort.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)