Le 27 mai 1962 – Faites attention, il y a beaucoup de souffrance

La souffrance n’est pas toujours visible. Parfois, il faut même prévenir les gens qu’il y a de la souffrance parce qu’elle se cache derrière la dignité.

Lorsque je suis arrivé à Masseube, je me suis mis à la queue pour attendre mon tour. On devait me donner mon badge et une enveloppe dans laquelle se trouvaient des tickets repas.

Si elles ne sont pas destinées à durer trop longtemps, j’aime beaucoup les files d’attente. C’est l’occasion de regarder le monde tel qu’il va.

Sommés de ne rien faire, les gens se mettent à discuter, à regarder en l’air, à se gratter la barbe, à lire leur sms, ou plus simplement, à se demander ce qu’ils font là, à Masseube, un week-end de juin. L’attente pousse à la réflexion.

Je suis comme les autres donc je regarde un peu partout qui sont ces gens qui ont connu l’exil.

Ce sont des gens normaux.

C’est terrible parce qu’il est difficile de distinguer les gens qui ont vécu la guerre des gens comme moi qui n’ont connu que le confort. On les croise dans la rue et on oublie qu’ils ont perdu des êtres chers sous la violence des balles. On oublie aussi qu’ils ont quitté une terre en catastrophe et continuent à la pleurer de l’intérieur.

Il y a un très beau vers d’Henri Calet repris un peu partout dans tous les livres : « ne me secouez pas, je suis rempli de larmes. »

Ce vers s’applique à la perfection au peuple pieds-noirs. Un peuple rempli de larmes et qui les cache derrière sa dignité.

*

*

Lorsque je suis arrivé à Masseube, j’ai croisé une dame à qui j’ai dit que je venais sur les conseils d’un ami. Or cet ami aurait du faire partie des organisateurs mais s’était fâché et avait décidé de ne plus venir. Je savais plus ou moins ce que provoquerait l’annonce de ma « couleur » mais je ne me voyais pas non plus ne pas la dire.

J’ai vu dans les yeux de la dame un moment d’inquiétude.

Puis elle s’est approchée de moi et m’a confié presque à l’oreille : faites attention, il y a beaucoup de souffrance.

Je l’ai très vite rassurée. Je n’étais pas venu pour me fâcher. Mais cette phrase m’a collé à la peau durant tout le week-end. Faites attention, il y a beaucoup de souffrance. C’est vrai qu’on ne la voit pas. Il faut attendre les questions dans l’amphithéâtre pour commencer à percevoir une trace de sa présence.

Lorsque le peuple pieds-noirs prend la parole, bien souvent, la voix commence à chevroter.

C’est le revers de la dignité.

On ne voit plus la souffrance. On finit par oublier qu’elle existe. On en arrive même à croire qu’elle s’est effacée avec le temps. C’est un tort.

Aucune blessure ne s’efface.

Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)



 

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