Plus le temps passe et plus je m’attache aux Algériens d’Oran avec lesquels je discute quotidiennement.
Mais je n’oublie pas ceux qui ont aussi aimé la ville et l’ont quittée parce que c’était comme ça.
Je sors d’une réunion formidable qui a duré toute la journée et durant laquelle un homme d’une intelligence inouïe m’a réconcilié avec mon métier.
C’est suffisamment rare pour que je le signale.
Et cela, un mois avant que je ne m’éclipse des salles de classe pour une durée indéterminée que je souhaite en vérité la plus longue possible.
C’est que j’aime ce qui se passe en ce moment.
Je rentre du travail, je suis encore avec Monsieur L. dans la tête et la « mythique année 1996 « . Tewfik vient me saluer sur Skype. Il veut juste savoir comment je vais. Voilà.
Il veut juste savoir comment je vais.
Et puis il me demande aussi quand je viens à Oran. Je lui dis que je n’en sais rien. Que ça va dépendre de plein de choses mais que j’ai hâte de passer une semaine à me promener au milieu des ficus amoureux de la promenade de Létang.
Il me dit tu sais quoi ? Dès que je suis payé, je m’achète un appareil photo !
Je souris intérieurement et je suis heureux pour lui et pour moi. Il va faire des photos et je vais les regarder.
Tout ça, c’est plus beau encore qu’une réunion magnifique avec un type d’une intelligence inouïe.
Et puis la nuit tombe, je dois écrire quelque chose. Quoi ? Je comprends très vite que je ne dois pas oublier d’où je viens. C’est le danger. Je n’ai pas le droit de succomber. Je n’aurai jamais le droit de succomber. Je suis du pays de nulle part. Je ne dois jamais l’oublier.
Je ne suis de nulle part.
Ils sont là, ce soir, tu vas écrire pour eux. Ne te laisse pas manger par cette fraîcheur nouvelle, par cette beauté de tous les instants. Trouve un sujet à la hauteur de tes ancêtres. Rends-leur hommage. Ils ne méritent pas de tomber dans l’oubli.
Personne ne mérite de tomber dans l’oubli.
Alors je pars à la recherche d’un artiste français de l’époque et ce n’est pas évident.
Je ne vais pas évoquer Camus, c’est un génie, tout le monde le sait, il est hors catégorie. Et puis je veux du simple. Donc je pense à Cagayous. Je ne suis jamais allé voir sérieusement ce qu’il y avait dans ses textes. J’y vais. Je regarde. Je tourne les pages. Je reviens. Je pars plus loin. Je lis. Je relis. Je lève la tête. Je réfléchis. Et puis je range le livre.
C’est complètement débile.
Je suis effondré. J’ai passé une demi-heure à perdre mon temps. Non, en fin de compte, je n’ai pas perdu mon temps, je me suis forgé une opinion dont on aura du mal à me détourner : Cagayous ne vaut strictement rien. C’est du folklore et du mauvais folklore. Les français d’Algérie ne méritent pas ça. Je dois trouver mieux.
Il y a forcément mieux.
Je repars dans les bouquins et je lis des trucs.
Soudain, je tombe sur un dessin : « Sur le port d’Oran » .
Et là, je me dis, je tiens quelque chose. C’est d’une très très grande sensibilité. Ça tremble de partout et c’est léger comme une feuille au vent. Je sais que je suis tombé sur un grand. Vous pouvez taper Charles Brouty dans « Google images » et vous tomberez sur des centaines de dessins : je vous mets au défi d’en trouver un sans saveur. Ils vibrent de partout.
Ouf.
Je sais que je viens de sauver quelque chose pour toujours et à jamais. Je défendrai la cause de Brouty partout dans le monde.
A ceux qui me parleront de Camus, je dirai, Camus c’est hors catégorie, ça n’a aucun sens de vouloir le glisser là au milieu. Il est universel.
A ceux qui me parleront de Cagayous, je dirai, Cagayous c’est débile. Et sans argumenter. C’est évident. Je ne vais pas dépenser ma salive pour lui.
Je vais la garder pour Charles Brouty qui est un très grand artiste.
Regardez plutôt le théâtre d’Oran : vous l’avez déjà vu comme ça ?
En plus, il est mort à Pau, en 1984.
Et en 1984, j’étais à Pau.
Brouty est grand.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)