Dans la nuit du jeudi 24 au vendredi 25 octobre 1985, La biche morte disparaît.
Le tableau de Gustave Courbet attribué au Musée du Louvre en 1951, et déposé au Musée Ahmed Zabana (ex. Demaëght) en 1954, est volé par la mafia du monde des arts.
Il ne reparaîtra qu’en décembre 2001, à Paris.
La vente aux enchères est organisée à l’hôtel Georges V, à deux pas de la place de l’étoile, et la biche est devenue chevreuil. Plus exactement « la mort du chevreuil ». Point de sexe dans les arts.
Mais la police veille et le tableau finit au Musée d’Orsay.
« On ne sait pas pourquoi les autorités algériennes n’en ont pas été informées, ce qui aurait permis au musée Zabana de se porter partie civile. On aurait eu un éclairage sur le destin du deuxième tableau. Mais il faut savoir patienter. Désormais, on est dans l’attente du prochain épisode : le retour de la biche morte. »
A qui appartient quoi ? Éternel problème. Chacun verra midi à sa porte. C’est sur algerlablanche.com pour le détail rocambolesque de la fourgonnette suspectée. Un article du 2 juillet 2009… Huit ans plus tard, l’Algérie découvre donc que les tableaux volés (il y a aussi un Monet) sont à Orsay. C’est tellement énorme que je me demande si j’ai bien compris. Il faudra m’éclairer.
Je connais cette histoire depuis des mois mais je l’avais oubliée.
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De temps en temps, elle me revenait à l’esprit, et j’inscrivais alors une croix sur le dos de la main pour tenter me rappeler. Peine perdue. C’est une technique qui ne marche pas en ce qui me concerne.
Il vaut mieux compter sur le hasard d’une sculpture de Mme Fanny Marc, non loin de l’entrée, « Caïn fuyant son crime », et légendée « gros mal de tête » sur Facebook, il y a quelques jours.
Blague de potache et gros éclat de rire. Le musée Demaëght revient à moi avec son vol de biche. Je décide de partir en quête d’informations.
Comme beaucoup de monuments à Oran (les Bains turcs ou le domaine Maraval par exemple) j’en ai souvent entendu parler sans jamais me poser la question de sa localisation.
Georges Vieville l’a fait pour moi de manière tellement claire que je n’ai pas eu à chercher longtemps. Derrière la grande façade du musée se trouve un second bâtiment plus ancien, plus petit.
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La partie de l’école des beaux-arts est plus ancienne que la partie du musée qui donne directement sur le boulevard Paul Doumer, et qui a été édifiée en 1930, pour le centenaire de la présence française en Algérie.
Question : où se trouvait ce musée avant 1930, sachant qu’il a été créé en 1879 ?
Le cheminement est biscornu. Deux sources m’ont permis d’y voir un peu plus clair. Edgard Attias dans son livre Récits autour d’Oran, et le site villedoran.com, dont le webmaster (qui semble très bien connaître la ville) fait un voyage à Oran en 2010, et décrit par le menu sa visite au musée Zabana tout en donnant quelques informations précises sur son histoire :
1 – Le musée est donc créé par Louis Demaëght en 1879 (il prend la même année sa retraite de militaire) un an après la création de la société de géographie et d’archéologie d’Oran, et si j’en crois Edgard Attias, le lieu du musée se trouve… chez M. Demaëght en personne. Probablement au n°4 de la rue Duvivier, puisque c’est l’endroit où il décède, le 26 avril 1898. Quelques jours plus tard, durant la séance du 3 mai 1898, le conseil municipal d’Oran décidera à l’unanimité de nommer le Musée d’Oran Musée Demaëght.
2 – Entre-temps, toutefois, le musée a eu le temps de se déplacer à l’ancienne mairie (Place de la République) pour accueillir les sections numismatiques, histoire naturelle, ainsi que « deux mosaïques romaines enlevées, par mesure de sauvegarde, du site antique de Portus Magnus, au « Vieil Arzew », commune de Saint-Leu (aujourd’hui Bethioua). » (Wikipedia)
3 – Le 5 mars 1885, ce musée occupe les locaux de l’ancien hôpital civil installé au Caravansérail depuis 1849, et désaffecté en 1883. L’inauguration officielle a lieu le 8 mai 1885. « À cette occasion la Société de Géographie fit remise gracieusement du Musée à la Ville, sous réserve qu’elle conserverait le droit de proposer les conservateurs. Le premier de ces conservateurs fut M. Demaëght. » (Edgard Attias dans Récits autour d’Oran).
4 – Le 6 août 1891, le musée est une fois de plus transféré, cette fois-ci dans 6 salles d’une école de la rue Montebello (voir la seule photo ancienne), dont le bâtiment rouge est bien visible aujourd’hui, près de la place de la République.
5 – L’actuel Musée, rue Paul Doumer, est édifié en 1930 à l’occasion du Centenaire de la présence française en Algérie, et est officiellement inauguré le 11 novembre 1935, sous l’appellation de « Palais des Beaux-Arts », comprenant à la fois le Musée, la Bibliothèque municipale et l’École des Beaux-Arts.
6 – Après l’indépendance, le Musée est confié à l’Assemblée Populaire Communale (APC, c’est-à-dire la municipalité) de la ville qui le remettra au Ministère du Tourisme algérien en 1986. C’est à partir de cette date (le 27 mai 1986), qu’il prend une dimension nationale et qu’il portera le nom de Ahmed Zabana. (villedoran.com)
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Apparemment, on en avait pour 20 centimes d’euros en 2010 (100 dinars algériens = 0.95 euro) mais je me rappelle avoir lu une controverse sur le sujet puisque le prix de l’entrée a subitement grimpé il y a deux mois pour passer de 20 à 200 dinars…
Les photos sont interdites et un surveillant semble affecté à chaque salle. La description de chacune elles serait fastidieuse à énumérer ici, et puis le travail est réalisé avec suffisamment de talent sur le site villedoran.com pour que je n’en rajoute pas. Il faut aussi aller voir les très belles photos d’époque dans un dossier du coin de Georges Vieville.
Juste derrière le musée se trouve donc l’école des beaux-arts.
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Dans un rapport sur la mission de l’inspecteur général à l’École Municipale des Beaux-Arts d’Oran on peut lire en introduction une description du « Palais des Beaux-Arts » :
« L’École Municipale des Beaux-Arts d’Oran est logée dans les mêmes bâtiments que le Musée Municipal : l’architecture en forme de H, comporte d’un côté le Musée Demaëght, de l’autre l’École, reliés (la barre du H) par une vaste salle d’exposition et de conférence pouvant contenir 400 personnes, salle utilisée à tour de rôle et selon les besoins, soit par le musée, soit par l’École, soit enfin pour des manifestations artistiques organisées sur le plan municipal et indépendantes du Musée ou de l’École. »
On trouve beaucoup d’informations dans le coin de Georges Vieville qui en a fait un dossier à part entière avec 40 images très riches d’enseignements. Où l’on s’aperçoit surtout que tout tourne autour de la famille Mulphin et de trois personnages :
– Joseph Mulphin (le plus ancien, né à Marseille en 1880, qui arrive en Algérie en 1903 pour s’occuper de la décoration du Théâtre Populaire au Vélodrome de Saint-Eugène, et qui restera finalement pour réaliser les décors du théâtre Bastrana ou de l’Opéra, entre autres)
– Raymond Mulphin (son fils aîné, peintre, et professeur à l’école des Beaux-Arts)
– Albert Mulphin (son fils cadet qui prendra la relève de son père et deviendra directeur de l’école des Beaux-Arts de 1948 à 1962. Il semble avoir un fils qui s’appelle Raymond, à ne pas confondre avec celui cité au-dessus, bien qu’il soit peintre lui aussi…)
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Pour les chauvins, il y a de quoi se faire plaisir, puisqu’une telle école semble ne même pas avoir existé à Alger dans les premiers temps.
Si je lis bien ce qui se trouve en introduction d’un article de la revue qui doit être celle de l’École en 1956, on constate que l’établissement est désormais habilité à organiser les études sanctionnées par le C.A.F.A.S. (équivalent du Bac mais pour les Beaux-Arts) et même jusqu’à présenter des candidats au diplôme national des Beaux-Arts, ce qui leur ouvre la porte de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Paris.
En 1956, Oran n’est donc plus très loin d’entrer dans le cercle des villes qui possèdent aussi une vie « intellectuelle et universitaire », sachant que la seule université de l’époque en Algérie se trouve à Alger :
« Dans le cadre de ce vaste mouvement d’opinions qui s’affirme de plus en plus pour donner à notre Cité un caractère de ville intellectuelle et universitaire, la promotion de notre École des Beaux-Arts laisse augurer favorablement de l’avenir ».
L’avenir allait basculer pour d’autres raisons, mais il y avait dans ce petit triangle et dans les années 50, une trace de la lutte contre la prédominance d’Alger dans le domaine intellectuel. La revue titrait d’ailleurs son article : « Oran a gagné une bataille universitaire. »
Éternel complexe d’infériorité d’une ville qui se lance dans l’aventure artistique en 1879, à partir d’une collection de pièces antiques au 4 rue Duvivier pour arriver, 50 ans plus tard, au musée de la rue Paul Doumer, et 75 ans plus tard, à son embryon d’université quelques pas plus loin.
Une pensée pour le chat noir du Musée Nessler…
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)