Ce sont des photos que tout le monde aime.
Pour quelle raison, je ne sais pas, mais c’est un plaisir pour les yeux.
Et aussi bien pour les curieux de 1950, venus admirer les échafaudages de Santa Cruz un dimanche après-midi, que pour les internautes de 2013.
J’aime la petite fille en robe à carreau qui tient le bras de sa mère au centre de la cour et rééquilibre la Vierge dans le ciel. Très réussi. Photographe inspiré.
Les mystérieux échafaudages tracent une limite à la fois dans l’espace (séparation du ciel et de la terre) et dans le temps (l’avant et l’après).
Les personnes de l’époque regardent avec étonnement un lieu sacré en train de prendre forme, tandis qu’en 2013, les amateurs d’Histoire cherche à défaire les strates accumulées. Et les publics se rejoignent autour du quadrillage de fer.
J’ai succombé au charme des échafaudages dès les premiers articles.
Parti à la recherche d’une Cathédrale d’Oran il y a déjà plus d’un an pour illustrer un article, je suis tombé sur des échafaudages montés entre 1904 et 1913… et j’ai craqué. J’avais le choix entre une jolie photo colorée comme on en trouve des tonnes un peu partout (à commencer par le salon de mon grand-père) et une vieille carte postale en noir et blanc avec échafaudages à la clé. Je n’ai pas hésité une seule seconde.
Si j’avais trouvé celle-ci plus tôt (elle doit être tirée d’un livre sur les Frères Perret ou sur le béton) je l’aurais mise à la place de l’autre.
Elle provoque davantage encore la méditation parce qu’on y voit peu à peu le bâtiment avancer de l’abside vers le parvis, dans un mouvement inverse à celui d’une cérémonie religieuse. J’adore les deux personnages en bas. Accentuation de l’effet monumental, squelette intérieur, et parcours dans les dédales d’un corps.
Parfois même, l’absence est photographiée, mais je ne lui trouve pas autant de force que la présence d’échafaudages. Les fondations de la cathédrale sont encore trop ancrées dans le sol. La silhouette est inimaginable.
Dans le genre fondations, il n’y a guère que celles du barrage des Beni-Bahdel qui m’émeuvent, parce que l’eau se trouve en suspens quelque part, par millions de mètres cubes. C’est un peu la Mer Rouge qui s’ouvre et les parois qui retiennent les flots. Souvenirs d’enfance.
Et peut-être aussi les fondations de la cité Perret (plus exactement l’espace vide avant la construction des fondations car il n’y a pas encore de trou) parce qu’il laisse voir un petit bâtiment blanc de l’autre côté de la voie ferrée qui est probablement celui où habitait ma mère après 1954, rue de Mostaganem. Les interférences entre les centres d’intérêts communs et les traces familiales sont permanentes en moi.
Oran n’est pas tout à fait une ville comme les autres.
Il existe une autre photo de la cité Perret en construction qui vaut le coup d’être vue, parce que le photographe a pris le soin de cadrer, au loin, la brèche du Murdjajo.
A partir de là, aucun doute, on se trouve bien à Oran, dans les années 50.
Même chose pour les HLM de Gambetta. Il existe toute une série de photographies de leur construction sur une page de Jean-Claude Pillon (avec pas mal d’autres bâtiments) mais celle que je préfère est celle qui montre la brèche en toile de fond, comme un marqueur d’identification indélébile.
Mais il y a d’autres marqueurs de la ville pris en flagrant délit d’échafaudages.
Et c’est en écrivant ces quelques mots que je prends conscience de l’indécence qu’il y a à montrer des monuments comme le théâtre ou la basilique à moitié nus, désossés, bancales. C’est un plaisir de profane ou de voyeur, au choix, qui aime ôter le voile pour regarder ce qui se cache derrière l’Histoire.
J’ai appris il y a peu que la centrale thermique d’Oran portait le surnom peu délicat de « Pénis d’Oran ». Je ne sais pas si c’était déjà le cas à l’époque. Elle est construite en 1951. Ça laisse quand même 10 ans pour se faire une réputation. Je crains que ce ne soit largement suffisant.
Je préfère le front de mer qui serpente au-dessus du ravin de la Mina. Probablement l’extension de 1957. A confirmer.
Plus rare (je suis tombé dessus par hasard il n’y a pas si longtemps) la construction du hall d’exposition pour la foire d’Oran, dans le cadre du plan de Constantine.
Une très belle photo qu’on croirait sortie tout droit du Kansas : chemise à carreaux, chapeau de cow-boy, pick-up, et gros chantier. Les américains sont restés trois ans à Oran entre 1942 et 1945. Ils n’ont pas dû être dépaysés. A moins que les Oranais n’aient contracté de nouvelles habitudes.
Subitement, les arcades me frappent.
Je ne suis pas sûr que les Américains soient friands de ce genre de composition. Ils me paraissent davantage attirés par l’angulaire. Les Oranais d’avant 1962, en revanche, ont aimé construire leur cathédrale, leur basilique, et même leur hall d’exposition, en coupoles et arcades diverses et variées. Une influence des courbes musulmanes ? J’abuse probablement parce qu’elles ne sont pas si nombreuses. Mais l’hypothèse m’amuse. Il faudrait regarder si les années 50, en France, étaient aussi branchées sur les grands arcs de cercle.
Je suis toujours étonné de voir à quel point la ville des années 50 est moderne et en plein essor. Si près de 1962. C’est un gigantisme de fin d’ère pour tenter d’enrayer une pression démographique devenue galopante. On construit à tout va, aussi bien des cités, qu’une basilique à Santa-Cruz, ou le plus grand stade d’Afrique du côté de Victor Hugo. Le port n’est pas en reste avec son grand silo ultramoderne. Conjuration du sort ? Aveuglement ? Éternel optimisme ?
Par certains aspects, j’ai le sentiment de refaire l’article sur la pléthore de cinémas du centre-ville. Oran des années 50 est en ébullition. La guerre arrivera tard. On a le sentiment d’une course effrénée contre la montre.
Nombre de chantiers resteront inachevés après 1962. La pression démographique s’est brutalement déplacée du côté de la Duchère et du Mas de Mingue.
La brèche du Murdajo est toujours là. La basilique et le port aussi.
Mais les échafaudages ont regardé longtemps dans le vide.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)