*
7 avril 2014
La question que je me pose depuis le début de ce site (que je monte en catimini pour préparer mon retour de voyage) tient en quelques mots simples : par quel bout vais-je prendre la narration de ce séjour ?
Autant je n’ai pas mis longtemps à trouver la tonalité de Memoblog (un enfant de pieds-noirs cherche à percevoir quelque chose de l’Algérie de ses parents, grands-parents et arrière-grand-parents, et décide d’adopter une posture de recherche, jusque dans l’écrit même) autant je bafouille devant la thématique du compte-rendu de voyage. Je ne vois pas encore comment me positionner pour raconter, au jour le jour, ce que je pars chercher dans la belle ville d’Oran.
Probablement parce que, depuis longtemps déjà, je ne me lance plus dans ce genre d’aventure avec l’idée de trouver quoi que ce soit, mais seulement avec la volonté de répondre aux sollicitations du monde. On me propose d’aller là-bas alors que je pensais rester ici ? J’irai là-bas. On me suggère de rencontrer Untel au lieu d’aller là-bas ? Je resterai ici pour rencontrer Untel. J’ai infiniment plus confiance dans le hasard que dans mes propres élucubrations ; je suis des signes, des couleurs, des noms, des formes, des visages. J’essaie autant que possible de court-circuiter mon cerveau pour le prendre de vitesse et l’engager là où il ne se serait jamais engagé si je lui avais laissé le temps de réfléchir. Le cerveau est un organe très animal qui cherche toujours à protéger le corps du danger et qui planifie tout. La conséquence inéluctable de ce genre de comportement est qu’il ne peut rien trouver d’autre que ce qu’il a déjà prévu de trouver avant de partir. Principe même de ce qu’on appelle le tourisme. Donc il faut le prendre de vitesse.
Parce qu’il est juste hors de question que je fasse du tourisme à Oran.
Ça fait des années que j’ai cessé le tourisme et ce n’est pas avec Oran que je vais recommencer. Même « mémoriel », il ne m’intéresse plus qu’à demi. Je vais quand même m’arrêter devant le bâtiment de ma mère, la tombe de son grand-père maternel Paul Souleyre, ou l’immeuble Muller de Choupot, mais je ne vais pas m’y attarder plus que nécessaire ; juste le temps d’ancrer une image mentale flottante dans la pierre d’un édifice solide que je peux toucher du doigt, et hop, je repartirai avec Émile au gré de nos désirs respectifs. Mot d’ordre toujours identique au téléphone : on verra bien une fois là-bas.
Je veux sentir la ville, comme je voulais déjà la sentir à travers Memoblog, en évitant absolument les idéologies des uns et des autres. J’ai un désir de pierres, de soleil, de mer, de ciel, de vent, d’odeurs et de visages. De vie, tout simplement. Plus j’aurai le sentiment de vivre, plus le monde que j’ai à reconstruire en moi pourra prendre forme, et de manière joyeuse. Je veux voir ma mère descendre la rue d’Arzew pour draguer les garçons en riant avec sa copine Vincente ; je ne veux pas la voir détaler comme un lapin au son des mitraillettes pour sauter par-dessus les cadavres qui jonchent le sol. Elle en a suffisamment souffert pour ne pas avoir à le revivre à travers moi, et moi à travers elle.
*
* *
Trois semaines plus tard, de retour d’Oran, je reprends ce texte laissé en suspens.
Comment ai-je pu croire que je pourrais écrire quelques lignes avant de partir ? Comment ai-je pu être naïf au point de penser que mon esprit resterait maître de la situation et pourrait tranquillement s’asseoir devant un ordinateur pour pondre cent lignes sur les quelques jours précédant le départ ? Il fallait vraiment ne pas comprendre ce qui se jouait, ne pas le sentir encore tout à fait dans son corps, ne pas y croire vraiment. Parce que la tête a volé en éclat, disons le mardi, trois-quatre jours avant de partir.
Impossible de fixer mes pensées sur quoi que ce soit.
Liste interminable d’affaires à acheter ou à ne pas oublier, liste sans cesse renouvelée, additionnée de post-it ça et là un peu partout dans la maison, sur la table de nuit, dans la salle de bain : penser aux lessives, appareil photo, clé usb (inutile), stylo et carnets (inutiles), cadeaux pour les uns et les autres, caleçons et chaussettes (utiles), deux pulls (idée saugrenue) polos et tee-shirts en pagaille, téléphone 1 et 2, pour la France et pour l’Algérie (il m’aura fallu trois jours pour régler le problème là-bas) chevillères (un bon moyen de se luxer le genou avant de partir), crème anti-inflammatoire donc, aspirine et doliprane, antibiotiques même (pour une dent incertaine qui aura bien tenu) et de l’excitation à revendre. Aucun stress.
Je voudrais pouvoir dire que je repense à mon enfance, à mon adolescence, à ma mère, à mon père, à ma sœur, à mes grands-parents, mais non, je ne crois pas que tout ça me passe par la tête dans les jours qui précèdent mon départ. En vérité, il est probable que je pense davantage à mes filles, et à régler une bonne fois pour toutes le problème qui se promène de génération en génération depuis des lustres et qui a pris l’avion en 62 pour venir se loger dans ma tête en 69. C’est une histoire compliquée que je raconterai peut-être un jour, dans dix ans, quand je commencerai à y voir suffisamment clair pour élaguer le propos et le rendre juste. Il s’agit de comprendre le pourquoi du comment des uns et des autres et non de juger. Je déteste les personnes qui s’érigent en juge de la vie d’autrui et qui émettent des sentences définitives. Je ne veux pas juger, je veux comprendre, et surtout saisir pourquoi le petit garçon de la photo sourit alors qu’il ne trouve pas ça drôle.
Sa famille ne ressemble à rien.
Tout le monde est malheureux autour de lui. Il le sent bien. Même quand ils rigolent. Et ils rigolent fort, des fois. Un jour il a d’ailleurs écrit qu’il était entouré de morts-vivants. Mais comme il est encore jeune, il a tendance à penser que c’est de sa faute, qu’il doit être malade quelque part. Anormal. Et sur le plan sémantique, il n’a pas tort, il est anormal : en dehors de la norme des camarades qui évoluent sous ses yeux. Ça aussi, il le sent. Le petit garçon aimerait bien rire et s’amuser des mêmes choses que ses camarades, en toute innocence, or il ne cesse de se poser la question de sa présence parmi eux. Il parle la même langue mais il est étranger au monde. En tous cas au monde dans lequel il grandit. Et ça ne s’arrangera pas avec l’âge malgré les artifices qu’il se construit pour éluder l’incessante question du sens qui ne prend pas encore la forme des origines. Il va faire des études brillantes, se marier avec une femme merveilleuse, et faire des enfants exceptionnels.
Jusqu’au jour où il décide de donner un grand coup de pied dans la fourmilière, qu’il aime pourtant de toute son âme, mais qui l’étouffe. Que se passe-t-il ? Le décalage est devenu insupportable, tout simplement. La question du sens est trop présente. Envahissante. Démesurée. Il y a eu beaucoup de morts, des malades aussi ; quelque chose de malsain circule depuis toujours dans sa vie qu’il ne supporte plus, quelque chose qui commence à apparaître tout doucement, à prendre la forme d’une histoire, d’un pays, d’une ville, puis d’un nom : Oran.
Voilà. Il vient de toucher du doigt le point qui achoppe depuis toujours et il n’est pas près de le lâcher. Il tire à l’imprimante huit feuilles A4 d’un vieux plan de la ville qu’il réunit par quelques morceaux de scotch, puis il regarde ces lieux qu’il connait à la perfection : c’est là qu’il veut aller. C’est cet endroit qu’il veut voir. Et c’est cet endroit qu’il verra. Il plie le plan en huit et le glisse dans une poche latérale de son grand sac de voyage.
C’est l’histoire d’un petit garçon qui se demande depuis toujours ce qu’il fait là.
Et qui vient de trouver un plan pour rentrer chez lui.