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Donc le 15 février 2009, ma mère meurt, et le monde bascule.
Le barrage de Malpasset vient de céder et 50 millions de m³ d’Histoire déferlent sur moi à une allure vertigineuse. Je manque me noyer cent fois devant tout le monde mais personne ne voit rien. Je suis fort, parait-il. Peut-être… En attendant, je suis obligé de quitter la famille, le travail, les amis, le quotidien du monde, parce que la déferlante m’emporte. J’ai beau m’accrocher aux branches, le courant est trop fort, et mon Histoire ne s’occupe pas de savoir si je supporte le choc. Seule l’écriture me sauve et me permet de garder le contact.
Je me construis une petite île de réfugié : Memoblog-Oran.
Où je suis sauf.
Je regarde la déferlante s’abattre autour de moi. Je suis pris au piège. Je n’ai pas beaucoup d’alternative, donc j’agrandis au maximum l’espace vital, sans réfléchir. De toute façon, je ne comprends rien. Ce que j’écris ici est une réflexion a posteriori. Sur le moment, je suis dans l’écriture et je bâtis, comme un métronome, page après page, brique après brique, les fondations d’un nouveau lieu où je suis amené à vivre, malgré moi, puisque la vague m’a projeté hors de ma vie. C’est complètement dingue. Mais c’est ça ou le néant. Le retour à la normale est inconcevable ; il faudrait que je remonte le tsunami.
Et puis soudain, des formes apparaissent sur la plage.
Des petits reflets. Quelque chose est en train de se dessiner, en creux, sous mes yeux. Dans le sable. Je vois apparaître mon grand-père, ma grand-mère, une tombe inconnue qui porte le nom que j’ai choisi, une école, des écoles plus anciennes encore, une gare. Et puis des juifs qui parlent arabe, il y a très longtemps. Des Espagnols qui débarquent. Des Français de Sauxillanges et de Lorraine. Une petite morte qui disparaît un 15 février, elle aussi, mais en 1954. C’est incroyable. Je ne suis plus apeuré. Je ne suis plus triste. Je n’ai plus le sentiment d’avoir été projeté hors de ma vie. Au contraire. Je suis au cœur du monde et je découvre mon histoire.
Comment ai-je pu vivre quarante ans en dehors de moi-même ?
Comment ai-je pu mener cette vie sans queue ni tête faite de mille choses totalement absurdes et calées sur des désirs communs montés de toutes pièces pour occuper un temps désœuvré ? Je ne veux pas dire que tout ce que j’ai vécu jusque là n’avait aucun sens, mais tout de même, j’ai le sentiment d’avoir toujours été à côté de la plaque. En revanche, quelle volonté ! Quelle endurance ! J’aurais passé des années à dévorer des livres, des nuits blanches à écouter des émissions de radio, et d’autres nuits blanches encore à regarder des films ou à écrire, tout simplement.
A chercher la clé.
Je me disais régulièrement : « Le jour où tu auras trouvé le sujet, tu n’arrêteras plus d’écrire. » Et en même temps : « Trouveras-tu le sujet ? Y a-t-il même quelque part un sujet qui t’attend ? » Et les questions sans fin sur le sens de la vie, les origines du monde, et les antinomies de la raison… d’ailleurs toujours accompagnées des mêmes réponses autour de moi : « Cesse de te prendre la tête. »
Encore eut-il fallu que je puisse…Mais je n’étais pas dans ma vie.
Quand je regarde aujourd’hui le chemin parcouru, je suis sidéré.
Par quelle espèce de tour de passe-passe ai-je pu me retrouver sur une autre planète pendant quarante ans ? Comment est-il possible de marcher à ce point à côté de sa vie ? Tout le monde vit-il comme cela en dehors de soi-même et de son histoire ? Tout le monde est-il pris dans un présent absolu et tyrannique ? Suis-je le seul à avoir vu débarquer un jour, tout d’un bloc et en force, l’ensemble de mes ancêtres et de leurs traumatismes ? Quelle violence…
Ma mère aura tout gardé pour me protéger.
Je ne lui en veux pas, c’est de l’amour, je le sais.
Mais c’est un mauvais calcul. Parce que le jour où l’on s’efface, ce qui n’a pas été livré dans la douceur à ses enfants débarque en force et ne s’embarrasse pas de fioritures. Ce sont tous les traumatismes qu’on se ramasse en pleine figure, les balles perdues de 62 qui continuent à voltiger dans le temps, les morts non dites qui sournoisement serpentent entre les corps, les fantômes de la nuit qui se promènent et qu’on ne sait pas identifier. On fait des choix de vie qui ne s’intègrent dans aucune logique, on se sent parfaitement inadapté au monde, on se pense malade — et peut-être l’est-on d’une certaine manière — on vit dans un décalage permanent, et l’on se cherche des communautés qui ne riment à rien : je me suis imaginé moine il y a 20 ans, professeur il y a 15 ans, bibliothécaire il y a 10 ans, alchimiste il y a 5 ans. On se reconnait partout et l’on n’existe nulle part. C’est presque pathétique.
Quarante ans d’errance avant qu’Oran me tombe dessus.
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L’autre jour, j’ai rapporté un peu de terre rouge à mes filles. La petite l’a mise dans un flacon qui lui tient à cœur mêlée de quelques tiges de lavandes cueillies à Santa-Cruz, et la grande s’occupe des plantes que Nacera fait pousser sur son balcon, à Oran, et dont elle m’a offert quelques pousses. On dirait que ça prend. Je suis content.
La transmission se fait en douceur.
Il était juste hors de question que je transmette du silence.
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