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Aujourd’hui, c’est circuit familial.
Je ne vais pas être déçu du voyage, encore une fois. J’irai de surprise en surprise, pas toutes bonnes, mais toutes révélatrices.
Au téléphone avec un ami, je pensais en revenant de mon séjour qu’il devait absolument l’entreprendre lui aussi, et puis j’ai commencé à douter. Il faut d’abord apprendre à se protéger. Il y a des traumatismes qui se promènent dans la ville et qui attaquent en traître. On ne peut pas prendre l’avion sans avoir d’abord préparer ses défenses. Les miennes étaient simples : je devais être entouré d’un maximum de vitalité pour faire face à d’éventuels chocs émotionnels négatifs, beaucoup de gens donc, vivants et heureux d’être là. La ville est belle mais son histoire est douloureuse, chaotique, et les fantômes rodent à tous les coins de rue. Il vaut mieux le savoir avant de partir.
8h30, Abdelbaki passe me prendre en bas de la cité dar el-Hayet pour me conduire un peu partout. Il a suivi Memoblog de très près et connait presque mon histoire familiale mieux que moi. En tous cas, il en maîtrise parfaitement les lieux. Il est allé partout, sur les traces de ma famille à Oran et ailleurs, pour me ramener des dizaines de photos. Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce qu’il a fait pour moi et je souhaite à chacun de trouver un guide aussi dévoué dans la ville de ses origines.
Donc ce sera Valmy pour commencer, el-Kerma aujourd’hui : « Le figuier ».
« L’histoire du figuier est l’histoire d’un arbre qui a nourri l’homme et ses animaux avec une grande générosité sans lui demander de gros efforts de culture. Le figuier symbolise la volonté de survie mais aussi la richesse naturelle. Il s’accroche au moindre creux de rocher, la moindre fissure, pour y puiser l’eau nécessaire à sa survie. L’homme peut y voir une analogie avec le courage, l’intelligence, et la volonté qu’il est nécessaire de déployer pour vivre et réussir son expérience sur la terre. »
C’est sur cette page qui en dit davantage encore sur l’arbre.
J’aurais pu faire référence à Valmy et à la Révolution Française, mais c’est presque la même chose, puisqu’il s’agit dans tous les cas de prendre racine sur des fondations et de se déployer. Donc je décide de commencer la journée par ce village, et tant qu’à faire, par l’ancienne gare qui se trouve sur le chemin. J’ai encore en tête le souvenir d’une photo de cette bâtisse postée par Abdelbaki sur Facebook quelques jours plus tôt, tandis que je suis à la recherche de quelques repères sur ce lieu, lorsque je l’aperçois subitement au détour d’un virage.
Nous descendons de voiture pour aller la regarder de plus près.
Ce n’est pas banal de commencer par la gare puisqu’une partie de la famille, côté paternel, est liée aux chemins de fer. Un extrait d’un mail de mon père pour mieux comprendre le contexte, publié sur Memoblog il y a deux ans déjà, à l’occasion d’un article sur le Bouyouyou, ce petit train qui reliait Oran et Hammam-Bou-Hadjar :
« …Son père aussi à Mamie était chef de gare. Tout le monde était chef de gare dans la famille. Mais lui, c’était le petit train Oran-Hammam-Bou-Hadjar. Un petit tramway que la société belge avait installé entre Oran et Hammam-Bou-Hadjar distant de 80 kms. Cette ligne de tramway, c’était un bon petit train des années 1910 installé par une Société belge avec une locomotive comme on en voit dans les films du Far West, avec un tender et deux à trois wagons.
Cette ligne de 100 kms reliait Oran à Hammam-Bou-Hadjar, petite ville quelque peu thermale (d’où le nom de Hammam) où est née Mamie en 1920. Cette ligne partait du centre d’Oran, au carrefour du Boulevard Joffre et du Boulevard Mascara au niveau de la caserne ; c’est d’ailleurs là que Papi a connu Mamie qui y travaillait depuis un an (son père était Chef de gare) quand il a été embauché en 1941.
Elle continuait sur Boulanger-Médioni, La Sénia, Valmy, Arbal… Je peux te dire que papi était vite devenu un pilier de ce Bouyouyou dont la ligne fut fermée en avril 1949. Avec son collègue Besson qui était mécanicien, ils s’arrangeaient pour utiliser le train pour chasser le gibier.
Dans ma mémoire d’enfant de 5-6 ans, je le revois dans la plaine de Valmy sortir du train que Besson avait fait rouler au pas pour aller tirer avec son fusil un geai (oiseau multicolore qui m’avait frappé par sa beauté) qui se trouvait perché dans les parages, et il revenait en courant dans le train.
La Société du Bouyouyou avait un dépôt de matériel à Boulanger-Médioni et également deux véhicules de service : deux belles Citroën Rosalie, l’une pour le Directeur et l’autre pour les 2 ou 3 sous-chefs ; évidemment papi qui était chef comptable l’avait quelquefois et je me souviens être dans cette voiture (car papi m’amenait toujours avec lui) à circuler dans les rangs de vigne à Valmy pour chasser la perdrix. La chasse était une passion pour lui.
Je me souviens voir de la fumée sortir de dessous le capot car le radiateur fuyait et le moteur chauffait, je me souviens du pot d’échappement arraché qu’on réparait avec des fils de fer… Tout ça devait se passer un ou deux ans avant la fermeture de la ligne. Cette époque est restée marquée dans ma tête parce que tous les employés allaient être licenciés et ça alimentait beaucoup les conversations à la maison.
Papi était avec trois ou quatre autres le représentant des salariés qui allaient discuter à Alger de leur devenir. Je me revois gamin allant avec ma mère l’accompagner le soir en bas de l’immeuble prendre le bus pour rejoindre la gare d’Oran CFA (=SNCF), avec une petite valise, direction Alger. Là encore, il s’en est bien tiré car il s’est fait muter à la gare CFA d’Oran alors que son frère Roger a été recasé aux CFA d’Alger et a du faire la navette Oran-Alger chaque week-end pendant 10 ans. Papi est resté à la gare d’Oran jusqu’en 1962.
Et mon père rajoute cette très belle phrase pour finir :
Enfin, petit gamin sur le quai de la « gare » de Valmy, je revois ce train arriver éructant de partout, cette locomotive qui m’impressionnait beaucoup avec sa haute cheminée envoyant en l’air un gros nuage de fumée. »
Il est maintenant temps de pénétrer dans le cœur d’une ville qui s’est beaucoup étendue ces dernières années.
A l’origine, il n’y a pas grand-chose : la place qui se trouve devant l’église (détruite aujourd’hui et remplacée par la mairie) où existe encore le monument aux morts (les noms sont effacés), la grande rue principale orientée Nord-Sud, puis de l’autre côté, une place (en photo tout en haut) et contre elle, l’école. Autour de cet ensemble, quatre pâtés de maisons régulièrement répartis.
Normalement, j’en ai pour 20 minutes de promenade dans les rues, il ne doit pas se passer grand-chose. Ce sont les élections présidentielles ; tout le monde s’est arrêté de travailler pour la journée, l’ambiance est étrange. On ne met pas longtemps à se faire repérer. J’aimerais bien prendre la mairie et l’ancien monument aux morts en photo, malheureusement, les policiers en faction ne sont pas du même avis et ont même des consignes strictes : pas de photos aujourd’hui. Trop suspect. Du coup, on se fait vérifier nos papiers (même si, après réflexion, je pense que c’est plutôt en repartant) et le policier dans la voiture note tout ce qui se trouve sur la photocopie de mon passeport. Pas très rassurant…
Abdelbaki ne semble pas plus inquiet que ça, donc je reste zen.
En même temps, je ne fais pas grand chose de mal, je me promène à la recherche de quelques repères dans cette ville qui a vu l’ancêtre paternel arriver de Lorraine autour de 1871. Il n’y a plus de cimetière aujourd’hui donc ce n’est pas la peine de chercher une tombe, en revanche, je sais où se trouvait la maison familiale puisque j’ai pris des renseignements auprès de mon père avant de partir. Je file directement vers le coin de la rue lorsqu’on m’aborde soudainement : « vous avez habité ici ? »
Pas vraiment, mais mon arrière-grand-mère oui.
« Venez avec moi, vous allez parler avec ma mère. Elle a 93 ans. Elle a dû connaître votre arrière-grand-mère. » Et c’est parti. Subitement, je suis embarqué dans l’expérience typique du pieds-noirs qui retrouve la maison de son enfance, alors que je ne connais pas la ville. Je ne fais que passer. Mais c’est vraiment le genre d’aventure qui ancre une généalogie tant et si bien qu’en repartant j’aurais finalement le sentiment d’être un enfant de cette terre.
Et probablement le suis-je. D’où viens-je, sinon ? De Bordeaux ?? Ça n’a aucun sens.
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Photo 1 : La dame de 93 ans me montre l’emplacement du café que tenait mon arrière-grand-mère durant la seconde guerre mondiale. Au départ des Américains, le café a fermé, il n’y avait plus assez de clients.
Photo 2 : Un homme passe et s’arrête : « vous voulez voir la maison de votre arrière-grand-mère ? » – Euh… oui… – « Je vous y amène, c’est la mienne. »
Photo 3 : Devant l’entrée de la maison. Quelques explications sur les modifications apportées.
Photo 4 : A l’intérieur. J’essaie de comprendre les aménagements de la cour.
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Le thé à la menthe accompagné de quelques gâteaux est servi à l’intérieur de la maison. Me voilà donc plongé dans une ambiance très spéciale. Je m’y sens bien même si je suis face à des gens qui ne sont pas de la même époque que moi, qui n’ont rien vécu de ce que j’ai vécu, mais qui ont pourtant le sentiment que ma place est légitime puisqu’ils me parlent de mon arrière-grand-mère, de son mari (second mari que j’ai connu enfant et qui a travaillé un temps avec l’Abbé Lambert à la mairie d’Oran) et de la fille de cet homme que je ne connais que de nom sur un arbre généalogique.
Et heureusement, parce que c’est surtout d’elle dont ils se souviennent. Ils sont de sa génération. Mon père m’a dit qu’elle était venue à son enterrement lorsque mon oncle est mort et qu’elle était émue. Mais il devait y avoir embrouille quelque part (peut-être avec mon arrière-grand-mère) parce qu’elle n’est jamais réapparue. Il y a donc malgré tout un certain décalage de génération qui freine la discussion, mais c’est à peine perceptible, parce que le monsieur s’exprime très bien et nous raconte quelques souvenirs d’enfance.
En fin de compte c’est l’essentiel pour ce que je viens chercher qui n’est pas du partage de souvenir (impossible vu mon âge) mais des images solides portées par des voix, des visages, et des lieux. Ce qui se passe là me permet de lier la femme que j’ai connu dans mon enfance (mon arrière-grand-mère) avec une histoire dont elle n’a jamais parlé devant moi, peut-être parce que j’étais trop jeune, peut-être aussi parce que je n’ai pas posé de questions. Donc je viens ici pour combler un manque et les paroles de cet homme semble y parvenir même si elles ne me concernent pas directement.
Le thé à la menthe et les gâteaux feront le reste.
Nous quittons finalement les lieux une heure plus tard. Mon père doit venir, me demande-t-il, il n’y a pas d’animosité. Non, en effet, on sent bien qu’il y a surtout le regret d’avoir perdu des amis d’enfance, de ce côté-ci de la Méditerranée comme de l’autre. Mon père a déjà fait deux voyages. Je ne sais pas s’il en fera un troisième. J’ai comme un doute…
Commence alors le mauvais côté de la matinée.
Et ça ne m’étonne pas. C’est le côté trouble de la famille, marécageux, non résolu. Celui qui m’a plongé dans les abîmes de cette recherche historique. Je sais très bien pourquoi j’y suis allé maintenant, et je ne peux pas le raconter, parce que le fond n’est pas joli. On trouve toujours des secrets de famille lorsqu’on commence à creuser, et si je connaissais le mien avant de batailler sur Oran, je n’avais pas réussi à le resituer dans son contexte. Ce n’est que cet hiver que j’ai réussi à lui donner son sens. Mais ça n’a pas été sans mal.
Donc retour à Oran, avenue de Mostaganem du côté du pont St-Charles, et début de l’ascension. Les entrailles vont mal. Il va falloir que je décrive tout ça, délicatement, sans tomber dans le scatologique, mais enfin, le garçon souriant qui monte les escaliers sur la photo se porte mal sur le plan intestinal. N’importe quel individu rapporterait ces nausées aux petits gâteaux de Valmy, mais n’importe quel psychologue saurait aussi prendre du recul et y voir davantage… Et je ne mets pas trois heures à comprendre : il se passe quelque chose au plus profond de moi-même ; je ne sais pas si je vais arriver encore longtemps à faire bonne figure, mais j’ai des élancements intérieurs qui me prennent par surprise et me font horriblement mal.
En revanche, Abdelbaki est bien motivé, et c’est tant mieux. Il monte les six étages sans coup férir et frappe à la porte. Une dame lui répond sans ouvrir, ils échangent en arabe durant quelques minutes, il tente de la rassurer, mais son mari n’est pas là, et la porte restera finalement close. Au stade où j’en suis, je n’arrive pas à être déçu, tellement les mauvaises ondes circulent, et je me demande surtout comment je vais me sortir de ce mauvais pas. La santé empire.
Dans ce genre de situation, on espère toujours que les choses vont s’arranger toutes seules, Inch’Allah, et l’on prie intérieurement pour ne pas s’écrouler comme une poupée molle au beau milieu de la route.
Finalement, depuis le pont Saint-Charles, nous empruntons la rue Louis Blanc, puis Marquis de Morès, pour nous retrouver devant l’entrée de l’école Lamoricière qui est ouverte puisque c’est jour d’élections présidentielles, ce serait bête de ne pas y entrer. Je commence à prendre vraiment peur parce que ça ne va pas du tout. Du tout du tout. Je ne vois pas comment je vais m’en sortir.
Et voilà que je me retrouve en plein cœur de l’école Lamoricière avec des petites étoiles qui commencent gentiment à tourner autour de ma tête.
J’ai à peine eu le temps de regarder le balcon du premier étage où la petite fille atteinte de maladie bleue, grande sœur de ma mère, et qui mourra à onze ans et demi, fait coucou de la main à sa petite sœur qui joue dans la cour sous la surveillance de sa maman institutrice pendant que le papa surveille les garçons de l’autre côté du mur qui sépare les deux écoles. La mixité n’est pas encore de mise à cette époque. Toute la famille se trouve réunie dans ces lieux tandis que la mort rode au premier étage et pourrit tout de ses jolies petites lèvres violettes. Il y aura un avant et un après 15 février 1954 et je suis venu voir la source de mes problèmes.
Malheureusement, je ne suis pas du tout en état de profiter de la situation. Je ne peux plus tenir debout, la tête me tourne, je trouve une petite table d’écolier qui traîne dans la cour, je m’assois ; Abdelbaki me rejoint et me demande si je vais bien. Je lève les yeux : « tu sais où sont les toilettes ? » De la main, il me montre un lieu situé derrière moi. Je ne suis pas loin. Toilette d’époque, s’il vous plait, je rejoins l’Histoire. Et je la rends à ses protagonistes.
Deux ans de travail pour en arriver là. Ou quarante-cinq ans de vie errante. Au choix.
Forcément, ça va mieux après, même si j’ai les jambes en compote.
On s’extrait de l’école Lamoricière (où le président Abdelaziz Bouteflika accumule ses bulletins de vote) pour rejoindre la gare où mon grand-père paternel était chef comptable. Tout de suite ça va mieux. Je reprends quelques forces, suffisamment pour pouvoir retrouver quelque espoir : il semblerait que le pire soit derrière moi. Je ne pensais pas m’en sortir à si bon compte. D’ailleurs je suis sur mes gardes, j’ai du mal à croire que ça ne va pas revenir.
Mais non, ça ne reviendra pas.
Je suis libéré du malaise ancestral, et je peux découvrir la gare sous toutes ses coutures, extérieures et intérieures. Un très beau bâtiment qui manque juste de quelques voyageurs en attente de partance. Peu de monde à l’intérieur, personne sur les quais ; mais je m’en fiche un peu, je suis en train de retrouver mes esprits, et c’est bien l’essentiel.
La gare est belle. J’en profite.
La suite, c’est Choupot.
Quartier de mon père d’où il s’exila un an et demi pour rejoindre un nouveau lotissement de Saint-Hubert dans lequel j’irai me promener l’après-midi et même boire un café. La journée aura vraiment été familiale.
Pour l’instant donc, c’est Choupot, d’abord l’avenue Aristide Briand dans un immeuble qui fait le coin avec l’avenue du Foyer oranais, puis de retour de Saint-Hubert, sur l’avenue du Foyer oranais elle-même. Ce sont les faubourgs. Rien à voir avec la rue d’Arzew que ma mère fréquente régulièrement pour draguer les garçons, là c’est la vie de quartier qui s’organise pour mon grand-père autour du boulodrome de la place de Choupot non loin duquel se trouve le cinéma Le Mondial.
Une vie simple pour mon père avenue d’Aristide Briand, c’est l’enfance et ce sont ses meilleurs souvenirs, parties de foot dans le champs de manœuvre, pignols et fougueras. Je connais tout ça comme si je l’avais moi-même vécu à force d’en lire les souvenirs sur tous les sites pieds-noirs. Il y a un avant et un après 54 pour tous ces enfants-là. Avant et pour eux, c’est le paradis, mon père dirait un « pays de cocagne« . Après c’est l’enfer pour tout le monde et le silence pour ceux de la génération qui suit.
Je grimpe dans les étages qui ne sont pas dans un état formidable.
Je plains surtout les habitants parce que pour ma part, j’ai ce que j’étais venu chercher : des lieux précis à conserver en tête. Ce sont les intérieurs qui manquent beaucoup lorsqu’on travaille à distance. On connait les immeubles, et ils ne sont pas si différents que ça en réalité, mais les intérieurs sont impossible à concevoir. Il n’y a que sur place, lorsqu’on pénètre dans un couloir, par exemple, que la lumière elle-même, la largeur des murs, le bruit des escaliers, fournissent à l’esprit ce qui lui manquait pour ancrer son imaginaire sur du réel. Ça n’a presque aucune importance de savoir comment c’était il y a cinquante ans, ce qui importe plus que tout et qui ne disparaît pas comme ça, c’est l’espace et peut-être bien la circulation de la lumière au sein de cet espace.
Il fallait que je vois Choupot, Aristide Briand, la rue du Foyer Oranais, et puis la place où mon grand-père passait pas mal de temps le soir après sa journée de travail. Lorsque je l’ai montrée à mon père, il ne l’a pas reconnue. Apparemment, elle a changé et ce n’est pas bien grave. Encore une fois, je ne venais pas chercher les années 50, mais seulement des images de lieux pour cesser de naviguer autour de mots. Les mots tout seuls sont de merveilleux catalyseurs d’imaginaire mais leur puissance est à double tranchant s’ils ne trouvent pas de points d’ancrage ; à force de tournoyer dans le vide, ils finissent par se retourner contre eux-mêmes et se défaire pour laisser place à des petits nuages de fumée qui se dissipent avec le temps.
Je me remets peu à peu de mes émotions et je demande à Abdelbaki de pousser jusqu’au patronage Don Bosco. De toute façon, il faut que je mette des images sur tous les noms qui me trottent dans la tête, et le patronage Don Bosco en est un. Là, ce n’est pas évident à décrire parce que la bâtisse est haute et sans beaucoup d’intérêt en elle-même. L’église a été transformée en mosquée, nous faisons le tour de l’ensemble, Abdelbaki y a fait une partie de sa scolarité. C’est drôle comme les choses se mêlent. Eckmühl est son quartier d’enfance et il me raconte les années 70. Le temps ne s’est pas arrêté en 62 dans ces lieux et la véritable difficulté est d’arriver à faire le passage d’un monde à l’autre. Parce que ce sont réellement deux mondes qui se sont succédés dans les mêmes lieux.
Les arènes en sont peut-être l’exemple le plus frappant.
On les regarde et on se demande presque ce qu’elles font là tant le monde qui les entoure est en décalage. Elle sont fermées pour aujourd’hui mais il parait qu’il y a un gardien. Mais que serais-je allé voir là-dedans ? L’Espagne en berne ? Des arènes abandonnées, pour le coup, c’est vraiment triste. Évidemment, les anti-corridas sautent de joie parce que c’est comme ça, mais sur le plan historique, on comprend bien qu’un monde hispanique s’est retiré sur ses terres laissant sur place quelques gros coquillages de-ci de-là, en plein milieu d’une ville qui a beaucoup changé, dixit mon père en 2010.
Je fais le tour des arènes et je demande à Abdelbaki d’aller boire quelque chose parce que je n’en peux plus.
La journée visite familiale s’arrêtera là pour moi, ou presque.
J’ai réussi à reprendre pieds mais je n’en mène pas large, je crains par-dessus tout la récidive. Je n’ose pas manger, je boirai seulement. Et puis je réfléchis surtout à cette drôle de matinée. Il faut penser que dans le même temps, le pays s’est arrêté de fonctionner pour une journée, et qu’il y a comme un flottement dans l’air, un parfum d’incertitude voire d’inquiétude. Abdelaziz Bouteflika va être réélu aujourd’hui pour un quatrième mandat (l’issue ne laisse place à aucun doute) et chacun se demande comment le pays va réagir. Il faudrait peut-être du changement, et en même temps, tout le monde craint le chaos du changement. Les années 90 sont encore très présentes dans les têtes, donc ce sera pour une prochaine fois.
J’essaie d’avoir Emile au téléphone depuis 10h le matin jusqu’à ce qu’Abdelbaki se rende compte qu’il y a un problème avec le numéro que je compose… Je l’appelle sur son numéro français au lieu de l’appeler sur le numéro algérien. On réussit donc à la joindre. Il est chez Ouioui, du côté de Saint-Hubert. Évidemment, je ne suis pas encore passé à Saint-Hubert, donc c’est l’occasion d’aller voir à quoi ressemble la maison où mon père a habité durant un an et demi, entre deux longs passages à Choupot.
La vérité, c’est que tout a bien changé et que mon père, à qui j’avais déjà envoyé la photographie ci-dessus prise avant mon séjour, n’a pas reconnu sa maison. Tout a changé. Les nouveaux propriétaires ont souvent rajouté des étages au-dessus des maisons si bien qu’il est impossible de saisir la forme originelle. Donc je ne m’arrête pas plus que ça devant cette maison, et nous continuons notre route pour nous garer un pâté plus loin, dans la rue parallèle, et devant la seule maison qui n’a pas bougé. C’est là, sur la terrasse de cette maison qui ressemble comme deux gouttes à celle où a vécu mon père pendant un an et demi, que je vais passer l’après-midi à grelotter de froid (parce que je suis encore sous le coup de mon dérangement intestinal du matin) et regarder une assiette de makrouds me tendre les bras sans la moindre pitié pour mes petits soucis de santé. Je réussirai malgré tout à me retenir, mais ça n’aura pas été sans mal.
Je plaisante mais je ne suis pas en forme cette après-midi là.
Et pourtant, je suis content d’être présent parmi ces gens qui me connaissent pour m’avoir lu, et que je connais pour avoir discuté avec eux sur Facebook. Ce sont toutes des personnes passionnées de patrimoine et pas seulement, qui connaissent aussi très bien ce qui fait (et ce qui a fait) la vie d’Oran. Donc j’écoute toutes ces discussions et j’essaie de saisir les enjeux actuels. Kamel est à côté de moi et raconte le désintérêt (voire l’absence de culture) des pouvoirs publics pour l’histoire de leur ville, ce n’est pas une surprise, et je découvre un homme drôle là où ses textes sont souvent virulent. Mais j’ai toujours la même question qui me trotte en tête : pourquoi ces gens-là n’investissent-ils pas davantage le web ? Et je ne parle pas de Facebook qui est une plateforme d’échanges et de rencontres mais certainement pas un support à la connaissance.
Donc je redis ce que j’ai déjà dit la veille à Nourine. Il y a un sixième continent qui est apparu il y a 15 ans, Internet, et sur ce continent, la ville d’Oran est partagée comme elle était partagée dans les années 50 : une partie visible faite de gratte-ciels européens et une partie mystérieuse faite de constructions arabes, et dont on connait vraiment mal l’histoire. Pour moi qui désire avoir une vue d’ensemble de la ville, et pas seulement une vue pieds-noirs, il y a un manque. Quand je vois par exemple la riche promenade qui a eu lieu dans M’dina Jdida le 16 mai, je me dis qu’elle mérite une place autre que celle de Facebook qui l’a déjà engloutie à l’heure où j’écris, c’est-à-dire deux jours plus tard. Il n’en reste plus de trace solide. Heureusement, j’ai tout téléchargé, les photos comme les commentaires les plus intéressants. Mais c’est regrettable. Je pense que des gens comme mon père (entre autres) seraient curieux de savoir à quoi ressemblait le « Village Nègre » qui leur est toujours resté fermé.
L’après-midi aura été riche de rencontres et de discussions mais je suis épuisé et j’ai froid.
Je m’absente quelques minutes pour téléphoner à mes filles et leur donner des nouvelles de vive voix (et non plus par sms pour la première fois) tout me parait étrange. Je suis sorti dans la rue pour pouvoir parler sans gêner les personnes qui se trouvent avec moi et je fais des aller-retour. J’ai oublié le décalage horaire si bien qu’il est 21h en France alors qu’il n’est que 20h ici. Je suis à Oran, elles sont à Bordeaux, et elles sont contentes parce que je suis content. Elle le sentent bien dans ma voix et depuis plusieurs jours. J’envoie des sms exagérément joyeux, à tel point qu’elles se demandent parfois si c’est bien moi qui les écrit, elles ne reconnaissent plus le style de leur papa.
Et je me dis que je parle depuis Oran.
Lorsque je suis revenu, j’ai demandé à ma grande : « Ça te fait quoi que je sois allé à Oran ? » Réponse pour le moins déstabilisante : « Rien. Tu y es souvent. » Avec le sourire, donc je suis rassuré, mais quand même… Pourtant, je ne les embête pas avec ça, mais c’est vrai que ça fait partie de ma vie, et que le nom de la ville est entré dans la maison comme celui de Bordeaux. Tant mieux finalement. Elles savent d’où elles viennent.
Je me couche tôt le soir, vers 21h30, et tremblant de partout. Je crains un virus et je ne suis pas rassuré pour le lendemain.
Voilà la journée de visite familiale. Il vaut mieux se protéger.
C’est forcément une épreuve la première fois.