« Un jour, mon nom sera inscrit en lettres de feu sur les Champs-Élysées.«
Yves Saint Laurent a neuf ans.
Il y croit dur comme fer parce qu’il est heureux à Oran et que sa ville natale brille de mille feux.
Quand on commence à chercher des renseignements sur Yves Saint Laurent à Oran, on tombe invariablement sur cette phrase répétée à l’infini sur tous les sites :
« Notre monde à l’époque était Oran et non Paris. Ni Alger, la ville métaphysique de Camus aux blanches vérités, ni encore Marrakech et sa bienfaisante magie rose. Oran, une cosmopole de commerçants venus de partout, et surtout d’ailleurs, une ville étincelant dans un patchwork de mille couleurs sous le calme soleil d’Afrique du Nord.«
Elle date de 1983, se trouve sur le site officiel de la Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent, et sort de je ne sais où. Impossible d’en trouver la source.
Mais si on fouille un peu, on peut trouver d’autres phrases voisines qui, elles, possèdent une source :
« Mes souvenirs me ramènent si fortement aux jours merveilleux de ce qu’était Oran où je suis né. Je revois cette belle ville avec son mélange de races. Algériens, Français, Italiens, Espagnols qui imprimaient leur bonne humeur, leur gaieté, leur folie de vivre passionnément. » (David Teboul – Yves Saint Laurent – 5, Avenue Marceau 75116 Paris France.)
L’extrait se trouve dans un excellent article de mars 2007 consacré au couturier et l’introduction fournit peut-être une piste à qui cherche la trace d’Oran dans l’œuvre de l’artiste : « Cette propension au cosmopolitisme visuel fut récurrente dans la carrière d’Yves Saint Laurent ».
Le cosmopolitisme visuel.
Toutes les nationalités, toutes les formes, toutes les couleurs. Les Algériens, les Français, Les Italiens, les Espagnols, la mairie, le théâtre, la gare, le caravansérail, les forts, le rouge de la terre et le jaune des maisons, le bleu du ciel, la mer.
Yves Saint Laurent est au sommet de la pyramide sociale, il a tout pour être heureux, il va profiter des splendeurs de la ville.
« C’était un bel endroit pour vivre à l‘aise, et nous étions aisés. Mes étés se passaient sur un nuage, dans une villa en bord de mer, où mes parents et des amis de même origine avaient constitué une enclave.
Propriétaire d’une compagnie d’assurances et ayant participé à la production de plusieurs films, mon père descendait d’Alsaciens qui avaient quitté Colmar quand les Allemands eurent pris la ville en 1870. Avocats, juges, notaires, tous avaient porté la robe de la fonction publique.
Un de mes ancêtres a même écrit le contrat de mariage entre Joséphine et Napoléon, et a ensuite été fait baron par l’empereur. Il y avait dans nos bagages une certaine culture et le prestige de nos origines. Comme les colons ailleurs, comme les provinciaux, nous étions restés très liés à cette culture.
De nombreux dîners étaient donnés dans notre confortable maison en ville, et je revois encore ma mère apprêtée pour un bal, venant m’embrasser pour me souhaiter bonne nuit, en longue robe de tulle blanc ornée de paillettes blanches en forme de poire. » (1983 – voir le texte en anglais au bas de cette page – Merci à Edith Soonckindt pour son aide)
La référence proustienne de la dernière phrase est frappante – j’imagine que c’est volontaire – on navigue dans la très haute aristocratie française. Héritage revendiqué qui se transmet de génération en génération.
La « confortable maison en ville », en revanche, (11 rue de Stora, entre le Boulevard Sébastopol et le Boulevard Fulton) a perdu de sa superbe.
Je crois qu’il est impossible aujourd’hui de se faire une idée du patchwork aux mille couleurs qui enchanta tellement Yves Saint Laurent.
On devine vaguement des sensations derrière certaines photos (dans les très belles galeries de Jean-Claude Pillon ou de Roseline Mas par exemple), mais les symptômes en creux sont plus évocateurs.
Je pense au travail de colorisation de Maurice Furic.
Ses photographies sont intéressantes parce qu’elles ne cherchent pas le réalisme – Maurice Furic semble en avoir fait son deuil – elles cherchent des sensations perdues. Et notamment des sensations colorées.
Pour Maurice Furic, Oran semble être avant tout le patchwork aux mille couleurs qui émerveilla tant de monde, à commencer par Yves Saint Laurent.
Alors il colorise tout, même ce qui ne devrait pas l’être, comme les vieilles photos de famille. Aucune importance. L’objectif étant de retrouver des sensations perdues et de les coller sur tout ce qui se rapporte à la période française.
Mais il n’est pas seul dans ce cas.
Des tas de photos plus ou moins colorisées se rencontrent de-ci de-là, et tentent de saisir quelque chose d’une mosaïque perdue aux tons rouge, jaune, vert et bleu. Peut-être l’époque elle-même tentait-elle déjà de relever ses photos en rajoutant quelques touches de couleurs sur des persiennes qui ne reflétaient pas suffisamment la réalité colorée d’Oran.
Yves Saint Laurent a fini par se trouver une ville de substitution, à Marrakech, dans le repos d’une « bienfaisante magie rose » (plutôt multicolore) et à l’ombre du très bleu Jardin de Marjorelle.
Il aura passé sa vie à habiller les femmes de toutes les couleurs, probablement dans le ravissement d’une ville natale polychrome avant l’heure, mais peut-être aussi bien sous l’influence de ses nobles origines, à la manière d’un illustre alter ego, en souvenir d’un baiser reçu le soir avant de s’endormir.
D’une mère gracieuse en robe longue.
Et toute vêtue de blanc.
Paul Souleyre (mais qui est Paul Souleyre ?)